S’il est vrai qu’il faut tout un village pour élever un enfant, il faut aussi toute une famille pour secourir ses membres les plus vulnérable. Les parents peuvent en avoir plein les bras lorsque leur fille ou leur fils — même adulte — devient accro à l’alcool, aux drogues ou au jeu. Dans ce contexte, le rôle des frères et sœurs peut s’avérer déterminant, mais il est souvent négligé à l’heure des petites fratries, des familles éclatées ou recomposées, et d’un individualisme qui fait en sorte que les liens s’étiolent à l’âge adulte.
Entretien avec Joël Tremblay, professeur au Département de psychoéducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) et directeur de l’équipe de recherche de l’organisme Recherche et intervention sur les substances psychoactives (RISQ), et Anne Elizabeth Lapointe, directrice générale de la Maison Jean Lapointe. Pour ces deux experts, l’apport de la fratrie n’est pas à négliger. Et peut même tout changer.
En règle générale, diriez-vous que la famille est le premier grand facteur de protection contre la toxicomanie et les autres dépendances ?
Anne Elizabeth Lapointe : Peu importe ce qui se passe dans la vie de quelqu’un, la famille est toujours le facteur le plus déterminant. Dans une famille aimante, où il y a beaucoup de communication, si l’entourage fait preuve de respect et de bienveillance, la personne qui souffre de dépendances voit ses chances de s’en sortir augmenter. À l’opposé, la famille représente un moins grand facteur de protection si d’autres membres ont déjà des dépendances.
Joël Tremblay : Nous voyons beaucoup de gens dont les familles sont très perturbées ; même sans preuves à l’appui, on comprend que leur passé familial explique en partie leurs problèmes de toxicomanie et de dépendance. Malgré tout, avoir des liens constitue, de façon générale, un facteur de protection. Et en avoir avec sa famille, c’est encore mieux.
Dans ce contexte, qu’est-ce que les frères et sœurs peuvent faire pour aider ?
Joël Tremblay : Peu importe leur rang dans la fratrie ou leur âge, les frères et les sœurs peuvent tous contribuer au processus de guérison. On doit toutefois outiller l’entourage aussi bien que la personne dépendante et démystifier beaucoup de choses sur cette réalité.
Par exemple, on ne peut pas s’attendre à ce que le traitement fonctionne forcément du premier coup. Je compare cela au cancer, car tout le monde sait que la guérison peut être longue et qu’il y aura des risques de récidive. Est-ce que l’on fait des reproches au malade ? Pensez aussi aux tentatives d’arrêter de fumer : il en faut en moyenne sept pour réussir. Alors la famille doit comprendre que les rechutes sont possibles, que ça fait partie du cheminement, qu’elles sont des occasions d’apprentissage.
Dans ce contexte, il faut surtout éviter les propos dénigrants et les blâmes. Tout repose sur la qualité du lien. Imaginez un frère qui vous a fait la vie dure pendant toute votre enfance et qui vous répète, à l’âge adulte, que vous devez changer. Bien sûr, vous vous refermez. À l’opposé, s’il adopte une attitude bienveillante, d’ouverture, cela a un effet positif important.
Ça me rappelle la vieille théorie d’Iván Boszormenyi-Nagy, un ancien banquier converti à la psychologie, qui affirmait que nos relations sont pleines de dettes et de crédits. Si quelqu’un a été bon envers vous, il y a du crédit dans la relation et il peut l’utiliser pour vous influencer. Si quelqu’un a été mauvais, vous ne lui devez rien et il devra travailler plus fort pour vous convaincre.
Bien sûr, consommer ou jouer avec la personne dépendante, lui acheter de l’alcool ou payer ses dettes ne sont pas des façons de renforcer la sobriété. Il faut aussi faire attention, parce qu’un proche peut être à la fois le plus aidant… et le plus nuisible.
Au sein d’une famille que l’on pourrait qualifier de dysfonctionnelle, quel sera le rôle des frères et sœurs ?
Anne Elizabeth Lapointe : Lorsque les parents ont un problème de dépendance ou de toxicomanie, les enfants vont bien malgré eux jouer différents rôles pour faire face à la situation. L’aîné va être le sauveur, et on aura aussi le rêveur, qui préfère se réfugier dans sa bulle, le clown, toujours prêt à faire des blagues pour atténuer les tensions, et le rebelle, jamais présent pour apporter son soutien. Je constate que la pression est particulièrement forte sur l’aîné : le plus grand ou la plus grande sent qu’il lui revient de protéger les plus petits. Mais ce n’est pas toujours vrai ! Lors d’une intervention avec un homme dans la quarantaine, la personne dont l’influence a été la plus déterminante était sa petite sœur. Elle vivait sur un autre continent, communiquait par visioconférence, mais c’est grâce à elle que son frère a décidé de se prendre en main.
À la Maison Jean Lapointe, nous avons un programme d’aide à la famille : les parents et les conjoints sont très présents, de temps en temps la fratrie. J’aimerais d’ailleurs la voir plus souvent, car si elle a du mal à aider un frère ou une sœur toxicomane, elle peut soutenir les parents, donner des conseils, être à l’écoute. Tout cela est à l’avantage de la personne dépendante.
Et il ne faut jamais oublier que les problèmes de toxicomanie et de dépendance d’une personne ont toujours, d’une façon ou d’une autre, des répercussions sur son entourage, y compris ses frères et ses sœurs. C’est un peu comme pour les enfants. Je suis toujours surprise d’entendre des parents affirmer que les petits ne sont pas touchés par le problème d’un proche, car ils n’ont supposément rien vu. En tant que fille d’alcooliques, je sais que ce n’est pas vrai.