Auteur de plusieurs livres, Taras Grescoe est un journaliste spécialisé en urbanisme et en transport urbain qui donne depuis une vingtaine d’années des conférences sur la mobilité durable. Sur son blogue Straphanger, il raconte ce qu’il observe de mieux et de pire en matière de transport urbain lors de ses voyages autour du monde.
Je dois avouer que lorsque je bénéficie d’un trajet gratuit en transport en commun — généralement parce que le lecteur de carte Opus de l’autobus est en panne et que le chauffeur fait signe aux passagers de monter —, j’ai tendance à ne pas me plaindre. Je viens d’économiser 3,15 dollars (le prix d’un trajet ici à Montréal quand on achète un lot de 10 billets), ce qui me permet d’acheter un deuxième espresso macchiato au café du coin (pourboire compris).
Cela dit, je suis conscient qu’en réalité, on n’a rien sans rien. « There ain’t no such thing as a free ride », comme on dit en anglais (avec mes excuses à l’économiste Milton Friedman, qui parlait de repas gratuits plutôt que de trajets gratuits lorsqu’il a utilisé cet adage comme titre pour l’un de ses livres). De nombreux réseaux de transport, en particulier en Amérique du Nord, ne se sont pas remis de la baisse de fréquentation survenue pendant la pandémie (la situation est loin d’être aussi grave en Europe et en Asie). De Los Angeles à New York, on parle de la redoutable spirale de la mort des transports en commun, où la chute des recettes entraîne des réductions de service et le désagrément d’être « ghost-bused », comme disent les anglophones quand le bus attendu leur pose un lapin.
Ajoutez à cela une pénurie de conducteurs et une recrudescence très réelle de la violence autant dans les véhicules qu’aux arrêts, et les choses ne s’annoncent pas bien pour des systèmes déjà assiégés. La fréquentation du transport en commun montréalais est l’une des plus élevées per capita au Canada et aux États-Unis (selon certaines mesures, elle devance même celle de New York), mais même ici, la qualité du service en souffre. Les bus qui faisaient partie de notre « réseau 10 minutes » sont maintenant moins fréquents sur une douzaine d’itinéraires.
Les recettes encaissées grâce à la vente de billets peuvent couvrir une part substantielle des dépenses d’exploitation d’un système de transport. Mais il est rare que cet argent couvre toutes les dépenses. Certains systèmes de transport, en particulier les plus petits, considèrent même que la perception des tarifs est trop compliquée pour ce qu’elle rapporte. L’entretien des boîtes de perception, les voitures blindées et les salles de comptage de l’argent entraînent des coûts. De nombreux conflits surviennent, spécialement lorsque les conducteurs des bus demandent aux usagers le prix exact du billet, et certains chauffeurs affirment, à juste titre, qu’ils feraient mieux de consacrer leur temps à la conduite plutôt qu’à la vérification des titres.
Ces dernières années, plusieurs petites villes européennes, dont Tallinn, en Estonie, Dunkerque, en France, et Monheim, en Allemagne, ont expérimenté la gratuité totale des transports en commun. Hasselt, en Belgique, n’impose plus de tarifs depuis 1997. À Boston, la mairesse Michelle Wu, qui utilise fièrement les transports en commun, a rendu certaines lignes de bus totalement gratuites. Kansas City a commencé par rendre les transports en commun gratuits pour les étudiants, puis pour les anciens combattants, et a maintenant étendu le programme à tous les usagers. À l’exception de Boston, la plupart des villes qui offrent la gratuité des transports en commun sont des petites ou moyennes municipalités plutôt que de grandes métropoles.
Je pense qu’il y a de solides arguments éthiques en faveur de la gratuité des transports en commun, et encore plus pour la diminution de l’importance accordée à la récupération des recettes par la vente de billets. Dans une tribune publiée dans le Globe and Mail de Toronto, en février dernier, Andy Byford, qui a géré les transports en commun à Sydney, Londres, Toronto et New York (et qui fait maintenant partie du conseil d’administration d’Amtrak), écrivait : « L’époque où l’on dépendait des tarifs à l’excès est révolue. S’il est raisonnable de demander aux usagers de payer leur juste part, la hausse constante des coûts ne fera qu’exacerber la spirale de la mort du transport en commun. »
Andy Byford estime que nous devrions considérer les autobus urbains comme aussi essentiels que les ambulances, les camions de pompiers et les autres véhicules municipaux. Dans les milieux du transport public, on assiste aujourd’hui à un changement radical : l’accent n’est plus mis sur l’augmentation du nombre d’usagers (souvent en encourageant le passage de la voiture individuelle au transport public), mais sur l’équité et l’inclusion. En gardant cela à l’esprit, je pense qu’en Amérique du Nord, il serait très utile de considérer les transports publics de la même manière que nous considérons les bibliothèques publiques, dont très peu de gens diraient qu’elles doivent être des entreprises lucratives.
Les clients qui paient leur billet contribuent bien souvent à la pérennité des systèmes des grandes villes. Les trains de banlieue, en particulier, qui amènent les banlieusards vers les centres-villes pour travailler, subventionnent les lignes de bus à faible fréquentation, ce qui permet au système de continuer à desservir les zones les moins favorisées. Mais l’idée que toutes les lignes de transport en commun doivent s’autofinancer ou disparaître est un héritage de l’époque où des fortunes ont été faites en collectant les sous des usagers du métro. (Bon nombre de ces entrepreneurs de tramways, de lignes surélevées et de métros gagnaient en fait de l’argent grâce à la promotion immobilière, les transports en commun servant à conduire les propriétaires vers les nouveaux lotissements. Et lorsque l’argent a cessé d’affluer dans les poches des capitalistes qui avaient construit les voies, de nombreux systèmes ont été municipalisés, négligés et abandonnés à leur sort.)
Une chose est sûre : les transports en commun ne peuvent plus être considérés comme un pis-aller. Ils méritent un financement stable, fiable et généreux de la part de tous les niveaux de gouvernement : c’est le message que tous ceux qui défendent les transports en commun doivent transmettre aux élus. (À cet égard, au Québec, il y a des choses positives à l’horizon : l’ouverture imminente du Réseau express métropolitain, la prolongation de la ligne bleue du métro de Montréal et l’annonce — controversée — d’un troisième lien à Québec consacré aux transports en commun plutôt qu’aux voitures). Les transports en commun méritent d’être financés parce qu’ils sont la seule chose qui, jour après jour, beau temps mauvais temps, dans les périodes difficiles comme dans les périodes fastes, permet véritablement à nos villes et à nos régions de continuer à bouger.
Je suis heureux de payer mon billet (lorsque le lecteur de cartes fonctionne !) parce que je sais qu’à Montréal, comme dans de nombreuses villes, les boîtes de perception contribuent de façon substantielle au fonctionnement du transport en commun. Et parce que la dernière chose que je souhaite, c’est le début d’une spirale de la mort. Mais je peux aussi comprendre l’argument en faveur de la gratuité dans certains contextes — et je ne vais certainement pas discuter quand le conducteur me fait signe de monter sans payer.
La version originale (en anglais) de cet article a été publiée dans l’infolettre Straphanger, de Taras Grescoe.