Travailler juste assez

Le télétravail et la pénurie de main-d’œuvre, parmi d’autres phénomènes inédits, ont provoqué une grande démission dans le monde du travail. L’époque n’est plus à se tuer à l’ouvrage.

Photo : Christian Blais pour L'actualité

Pour ceux qui s’intéressent au monde du travail, l’époque est fascinante. Tous les mois (ou presque) apparaît ce qui est présenté comme un nouveau phénomène, baptisé d’un nom accrocheur, aussitôt disséqué par les analystes du marché de l’emploi. Le dernier en lice : le « quiet quitting », ou la « démission silencieuse ». Il désigne les travailleurs qui se contentent de faire le minimum requis par leur poste, choisissant de ne pas mettre le travail au centre de leur vie. 

L’expression aurait pris naissance dans des vidéos TikTok. Puis la société Gallup en a rajouté début septembre : le phénomène toucherait la moitié des travailleurs américains ! Quelques grands patrons ont poussé les hauts cris, et des consultants en ressources humaines ont vite monté des formations pour expliquer aux gestionnaires comment motiver ces employés qui ne donnent pas leur 150 %. Le hic ? Si on regarde attentivement les chiffres, on constate que le pourcentage de travailleurs considérés comme non impliqués à fond dans leur emploi est au-dessus de 50 %… depuis 20 ans. 

Ce que des analystes ont qualifié de tendance alarmante n’est peut-être qu’une manifestation logique de la situation de l’emploi actuelle. Par exemple, depuis qu’ils sont entrés sur le marché du travail, les millénariaux revendiquent l’idée de travailler pour vivre, et non l’inverse. Maintenant bien installés dans leur carrière, ne mettent-ils pas simplement leurs principes à exécution ?

Et peut-on vraiment se surprendre qu’en cette ère de plein emploi, le zèle ne soit pas à son apogée ? À la fin des années 1990, les diplômés étaient nombreux à se faire dire qu’ils ne trouveraient jamais de poste permanent. Si ma première patronne avait exigé que je travaille 80 heures par semaine pour conserver mon emploi, je l’aurais fait. Ça en aurait dit plus long sur l’époque que sur ma motivation réelle à me sacrifier pour mon boulot. 

Néanmoins, il demeure intéressant de s’interroger sur le niveau d’engagement des travailleurs. Car si le concept de démission silencieuse a autant enflammé les esprits, c’est qu’il a touché une corde sensible. 

Le monde du travail a connu des bouleversements d’une ampleur sismique au cours des trois dernières années. La majorité des travailleurs ont continué à accomplir leurs tâches comme si de rien n’était, mais ce tsunami a forcément laissé des traces. 

Dans les bureaux, la « nouvelle normalité » n’est pas encore entièrement établie. Le mode hybride qui s’implante un peu partout n’est pas au point. Plutôt que de mener au meilleur des deux mondes, il ressemble trop souvent au pire des deux : des travailleurs qui, après une heure de transport, s’assoient dans un local désert et passent la journée en réunions virtuelles. Il faudra du temps pour arriver à des aménagements de lieux et d’horaires efficaces et agréables pour tous. Dans l’intervalle, la transition peut en décourager beaucoup. 

Dans de nombreux secteurs, la pénurie de personnel met à rude épreuve les nerfs de ceux qui travaillent pour trois, et on ne voit pas encore le jour où la situation va se résorber. Il y a là de quoi engendrer des ras-le-bol, ou à tout le moins des envies de ménager ses forces pour passer à travers les prochaines années. 

De façon plus large, on peut aussi y lire un signe de fatigue collective. À toutes les échelles, nous sommes en train de récupérer de la pandémie et d’en gérer les contrecoups : retards scolaires des enfants, problèmes de santé physique et mentale à traiter, projets reportés devenus urgents. Le tout dans une conjoncture économique remplie de nuages noirs. Avons-nous moins d’énergie pour le travail qu’avant ? C’est fort possible !

Il faut probablement prendre ce concept de démission silencieuse avec un grain de sel. Mais les employeurs ont quand même intérêt à tenir compte des turbulences qui agitent présentement le monde du travail. Elles pourraient bien transformer la relation que leurs employés entretiennent avec leur gagne-pain.