Trois Montréalais, trois portraits

Trois anglophones établis à Montréal nous parlent de la place qu’occupe le français dans leur quotidien: Sherwin Tija, l’unilingue heureux; Sanya Anwar, l’immigrante déçue; Michael Sullivan, l’anglo converti.

Photos: Mathieu Rivard

SHERWIN TIJA
L’unilingue heureux

« Two sticks, right ? » demande la serveuse lorsque Sherwin Tjia s’assoit à sa place habituelle, au Vieux Saint-Laurent. Dans ce restaurant sans prétention du Plateau-Mont-Royal, à Mont­réal, Sherwin Tjia est comme chez lui. Ici, on lui sert ses deux brochettes comme il les aime, et on ne lui parle que dans une langue qu’il comprend.

L’artiste dans la mi-trentaine, natif de Toronto, évolue dans une enclave linguistique depuis qu’il s’est établi à Mont­réal, il y a 10 ans. Il fait partie de cette frange d’Anglo-Montréalais qui vivent leur vie sans jamais prononcer un mot de français, et sans la moindre intention de s’y mettre. «?J’ai mieux à faire de mon temps?», dit-il sans complexe.

C’est lui qui avait déclenché une polémique, l’automne dernier, en affirmant haut et fort son refus d’apprendre la langue de Tremblay lors d’une entrevue à l’émission Daybreak, à la radio de la CBC. Ses propos, relayés par plusieurs organes de presse québécois, avaient éveillé le ressentiment de bien des franco­phones… et lui avaient valu de se faire traiter de xénophobe.

Pourtant, à certains égards, cet homme engageant et décontracté, d’ascendance chinoise, est devenu un Mont­réalais type. Auteur de deux romans illustrés qui ont Montréal pour cadre (dont l’un, The Hipless Boy, sera bientôt traduit en français), partisan du Canadien, il vit dans un loft sur la «?Main?», non loin du deli Schwartz’s, dans le même quartier que Leonard Cohen. Lorsqu’il n’est pas en train de dessiner ou d’écrire, il organise des soirées excentriques – comme des bals où l’on ne danse que des slows et des karaokés collectifs – qui s’accordent avec l’esprit ludique de sa ville d’adoption. «?Il y a une culture du laisser-vivre et c’est pourquoi je me plais ici, dit-il. Les Montréalais ne sont pas des purs et durs, sauf en matière de langue. Dès que ça touche ce sujet, ils veulent vous imposer une façon d’être.?»

Le poète est le premier à l’admettre?: son ignorance du français lui fait rater des occasions, complique les rencontres, le prive d’entrées dans le milieu de l’art québécois. «?Être anglophone ici, c’est comme être une personne de couleur, confie-t-il. Je me sens ignoré.?» Mais ces inconvénients ne suffisent pas à le motiver à s’initier au français. «?Si c’était facile, je le ferais. Mais sachant l’énergie incroyable que ça demande d’apprendre quoi que ce soit, je ne trouve pas que ça en vaille la peine.?»

Sherwin Tjia n’en est pas à un paradoxe près. Malgré ce discours comptable, il est étonnamment sensible aux angoisses linguistiques des Québécois. Même qu’il sympathise?! «?Leur culture est en train de s’éroder. Il y a un seul îlot francophone et les eaux anglaises montent autour, souligne-t-il. Je ne pense pas qu’ils devraient abandonner et laisser l’anglais gagner.?» Et la souveraineté?? «?Ce ne serait pas une mauvaise chose que le Québec se sépare. Il pourrait être davantage lui-même.?»

Or, quand on lui demande s’il a le sentiment de contribuer, par son unilinguisme, à cette érosion culturelle, il reste muet un instant. «?Je compatis aussi avec le sort des Premières Nations, mais je ne fais rien pour l’améliorer, dit-il après réflexion. Je n’ai jamais voulu chier sur le Québec ou les Québécois. Je ne dis pas que l’anglais devrait avoir priorité. Mais si j’étudiais le français, ma pratique artistique s’éroderait. Je donne priorité à ma vie.?»

 

immigrante-decue

SANYA ANWAR
L’immigrante déçue

Sanya Anwar se réjouissait à l’idée de pouvoir parfaire son français en venant rejoindre son mari à Montréal, il y a bientôt trois ans. Dans son Winni­peg natal, la jeune femme a fait toute sa scolarité en immersion dans la langue de Gabrielle Roy. Mais l’expérience s’est avérée plus épineuse que prévu. «?On a parlé français davantage pendant un voyage d’une semaine à Tadoussac qu’en deux ans à Montréal?! Au centre-ville, chaque fois que j’essaie, on me répond en anglais, comme si je n’étais pas assez bonne. Je sais maintenant que les gens font ça pour me faciliter la vie?», ­m’explique-t-elle en anglais.

La langue française ne lui est d’aucune utilité dans son quartier?: le couple a loué un appartement à… Westmount, sans savoir qu’il s’agissait du bastion de la bourgeoisie anglo-montréalaise. «?On a été déçus quand on s’en est rendu compte?», dit-elle. Ses journées, l’illustratrice de 26 ans les passe dans Hochelaga-Maisonneuve, secteur populaire de l’est de la ville où elle partage un studio avec plusieurs bédéistes, tous bilingues. «?Je m’efforce de parler français dans le quartier. Je m’exerce parfois avec mes collègues, quoique pas autant que je le devrais. Je fais des progrès, tranquillement?», assure-t-elle, attablée dans la cuisine du studio, portant cardigan à paillettes et lunettes funky. Mais elle s’avoue souvent trop timide pour mettre à l’épreuve son français, qui est encore bien laborieux.

Sanya Anwar pourrait être la porte-étendard du multiculturalisme à la canadian. Née de parents pakistanais, à l’aise en ourdou et musulmane pratiquante, elle s’est mariée dans une spectaculaire robe rouge au cours d’une cérémonie traditionnelle, en 2009. «?Étant moi-même attachée à la culture pakistanaise, je suis bien placée pour comprendre que les Québécois tiennent à préserver la leur. Ce qui est magnifique au Canada, c’est la coexistence des cul­tures, entre immigrants, Canadiens de souche et autochtones, entre les Mari­times, le Québec, les Prairies. La langue française est un tel joyau de l’expérience canadienne, ce serait une tragédie de la perdre?», dit la jeune femme, qui con­çoit une version bédé des contes des Mille et Une Nuits. Ses futurs en­­fants, elle les imagine pleinement intégrés à la culture québécoise, sinon instruits à leur tour dans un programme d’immersion française ailleurs au pays. Son époux, un Torontois d’ascendance pakis­tanaise qui étudie à l’Université McGill, a participé à des ateliers de conversation pour améliorer son français, à peu près inexistant à son arrivée à Montréal.

Si sa vie montréalaise lui fait voir sous un jour nouveau les tourments identitaires des Québécois – «?je comprends mieux qu’ils soient sur la défensive et qu’ils aient besoin d’un peu d’indépendance, avec la pression qu’exerce de tous côtés la culture anglophone?» -, Sanya Anwar n’est pas forcément rassurée sur l’avenir de la langue française dans sa ville d’adoption. «?D’un point de vue économique, ça semble inévitable que le français perde du terrain. Si on veut attirer de la business, on doit accepter les langues qui viennent avec.?»

Reste qu’à ses yeux toute occasion de découvrir d’autres cultures est une richesse, et elle s’explique mal qu’on puisse vouloir s’en priver. «?Les gens qui viennent ici devraient peut-être changer d’attitude. Il faut célébrer l’endroit où l’on vit, l’embrasser, non pas vivre en dépit de son milieu.?»

 

anglo-converti

MICHAEL SULLIVAN
L’anglo converti

Il fut une époque où Michael Sullivan, professeur de psychologie à l’Université McGill, se sentait plus francophone qu’anglophone. À Hébertville, village du Saguenay-Lac-Saint-Jean où il a grandi, sa famille était la seule anglophone de l’endroit, et son père, soucieux de préserver son héritage irlandais, le punissait lorsque Michael laissait échapper un mot de français à la maison. Mais le reste de son univers battait au rythme de la langue de Jean Béliveau. «?En 5e année, j’ai fréquenté l’école anglaise pour la première fois. J’ai failli échouer tellement mon anglais était mauvais?», dit-il en pouffant de rire.

Le chercheur de 55 ans vit toujours à cheval sur les deux cultures. Il habite à L’Île-Bizard, dans l’Ouest traditionnellement anglophone de Montréal, mais envoie son bambin dans une garderie francophone. «?Je trouve important qu’il soit complètement bilingue. C’est une responsabilité de parler le français quand on vit au Québec. Sinon, on passe à côté d’un grand pan de la culture?», dit-il dans un québécois à peine teinté d’intonations anglaises. Sa femme, d’origine terre-neuvienne, ne baragouine que quelques mots… mais elle a appris à cuisiner la tourtière du Lac-Saint-Jean à la perfection.

Baba cool aux yeux tendres, cet ex-chauffeur de taxi est de ces «?anglophones pure laine?» qui n’ont jamais remis en question leur appartenance à la société québécoise. «?Je me suis toujours senti québécois. En Ontario, puis en Nouvelle-Écosse, où j’ai vécu plusieurs années, je me sentais étranger.?» Même pendant le tumulte référendaire de 1980, il ne lui est pas venu à l’idée de quitter sa province – en fait, tous ses amis de l’époque étaient souverainistes.

N’empêche que, selon lui, les querelles sur la souveraineté ont creusé le fossé entre les deux communautés linguistiques. Et lui ont parfois donné l’impression d’être un ennemi dans sa propre cour. «?Ce ne sont pas les anglophones d’aujourd’hui qui ont opprimé les francophones?! Mais dès qu’on a commencé à parler de séparation, les Anglo-Québécois sont devenus les ennemis virtuels de cette guerre, regrette-t-il. Je pense qu’il y a moyen de vivre ensemble, sans conflit ni tension.?»

À son avis, tous les Québécois de­­vraient d’ailleurs aspirer à posséder les deux langues. Dans le centre de recherche sur la douleur qu’il dirige à McGill, certains étudiants ne maîtrisent pas assez l’anglais pour envisager une carrière hors Québec, déplore-t-il. «?Le système scolaire doit être plus flexible pour favoriser l’apprentissage de l’anglais chez les francophones. Le meilleur moyen de protéger une culture n’est pas de se fermer à une autre langue.?»

Michael Sullivan n’est pas de ceux qui considèrent l’anglicisation du Québec comme inéluctable, encore moins comme souhaitable. Le psychologue aimerait seulement que ses compatriotes cessent de se définir autant à la lumière de leur passé. «?Du côté francophone, l’histoire de l’oppression aux mains des anglophones nourrit le sentiment d’injustice. Du côté anglophone, certains aiment rappeler que les Anglais ont gagné sur les Plaines d’Abraham?! Plus on garde les yeux rivés sur l’histoire, plus on alimente le ressentiment, la colère, la division. On aurait plutôt intérêt à regarder vers l’avant. Comment on se définit comme Québécois?? Qu’est-ce qu’on veut devenir dans la prochaine décennie???»