Même si la chose est quasiment passée sous silence, l’un des événements marquants de la Semaine de la Francophonie, du 18 au 26 mars, aura été la mise en ligne de la deuxième édition du Dictionnaire historique du français québécois (DHFQ), 25 ans après la première.
L’ouvrage est extraordinaire à plusieurs titres. D’abord parce qu’il informe sur l’usage de mots québécois. En tout, c’est une ribambelle lexicale de 750 articles parfois très fouillés, soit 100 de plus que la première édition, où les Anciens (« champlure, enfirouaper, frappe-à-bord [taon] ») côtoient les Modernes (« dépanneur, clavarder, antépisode, avionnerie, atocatière (plantation de canneberges) »). Les origines exactes du mot « poutine » et celles, encore plus mystérieuses, de l’expression « changer quatre trente sous pour une piastre » n’ont pas de secret pour ses auteurs.
Si l’esprit est le même qu’en 1998, la nouvelle version n’a rien à voir avec le gros bouquin en noir et blanc de l’édition originale. Cette version en ligne gratuite intègre également 400 images et 150 fichiers sonores. Elle fait aussi le lien vers d’autres ressources, comme des bédés, des « saviez-vous que » et d’hilarants balados.
Si l’absence du mot « courriel » a de quoi surprendre, le directeur du Dictionnaire, Robert Vézina, précise qu’il y sera bientôt : « L’histoire de ce mot est relativement complexe, mais l’article sera mis en ligne d’ici juin. » D’autres articles actuellement en rédaction ou en révision, par exemple sur « bordée » ou « s’épivarder », intégreront la nomenclature dès qu’ils seront prêts.
« L’enrichissement par l’ajout de nouveaux articles et de nouveaux liens sera continu », promet Robert Vézina, directeur du Trésor de la langue française au Québec (TLFQ), le groupe de recherche de l’Université Laval derrière ce grand chantier historique et linguistique qui remonte à 1972, soit plus de 50 ans. Cette deuxième édition illustre de manière flamboyante la renaissance du TLFQ. Le groupe de recherche, qui avait connu son heure de gloire dans les années 1980 et 1990 sous la direction du linguiste Claude Poirier, s’était endormi dans les années 2010, faute de soutien financier. Robert Vézina, qui en a pris la direction en 2020, l’a remis sur les rails de belle façon.
Approche différentielle
Les auteurs du DHFQ s’intéressent à la variation linguistique québécoise, c’est-à-dire aux différences entre la variante locale et le français « de référence » (celui des dictionnaires français). Cette approche, dite « différentielle » dans le jargon, ne se veut cependant pas exclusive. De nombreux mots, comme « animal », « achalander» ou « gibelotte », figurent en toutes lettres dans le Larousse ou le Robert, mais l’usage diverge. « Enfarger », qui apparaît dans le Dictionnaire de l’Académie française avec le même sens qu’au Québec (soit trébucher), a produit ici plusieurs dérivés, comme « enfargeant » ou « désenfarger ».
Peu de dictionnaires offrent autant de richesse que le DHFQ, même si l’écriture en est claire, jamais jargonneuse. Chaque article se présente sous forme de définitions toujours courtes appuyées par de nombreuses et longues citations où L’actualité côtoie La Terre de chez nous et Plume Latraverse voisine avec Janette Bertrand.
Les articles comportent également une discussion historique ou encyclopédique. Certains mots, comme « bidou » et « champlure », sont accompagnés d’un encadré qui suggère d’autres ressources, comme les bandes dessinées et les balados produits par le TLFQ. D’autres sont liés à des documents sonores authentiques tirés des archives de folklore et d’ethnologie de l’Université Laval où l’on entend parler des gens nés au XIXe siècle.
« Par rapport à 1998, nous avons découvert plein de faits inconnus il y a 25 ans », raconte Robert Vézina. Il cite l’exemple du mot « bouette » (boue, vase), dont on a identifié un sens (insignifiant, sans intérêt) qui remonte à 1940. On a même ajouté le verbe pronominal « se débouetter » (se laver pour enlever la bouette), attesté dans La Presse du 4 juillet 2012, cahier Voyage, p. 4 — les références sont précises à ce point.
Pour de nombreux mots, les chercheurs ont fait reculer l’attestation de 5, 10, 20, voire 40 ans. Dans le cas du nom « accore » (bord escarpé d’un cours d’eau), on a déterré une attestation louisianaise datant de 1722, soit 151 ans plus tôt que ce que disait l’édition précédente.
« C’est un travail de moine », raconte Robert Vézina, qui a lui-même travaillé pendant des années sur l’origine de la locution « de valeur ». L’expression « c’est de valeur », entendue au sens de « c’est dommage » de nos jours, a longtemps signifié « pénible, difficile ou malaisé ». En faisant son doctorat sur le parler des voyageurs, le chercheur a fouillé dans de nombreuses archives aux États-Unis pour découvrir que l’expression pourrait venir de langues autochtones. « Les interprètes la reprenaient ensuite presque telle quelle », dit-il.
L’équipe de Robert Vézina compte 10 personnes actuellement, mais l’aventure du Trésor de la langue française au Québec a fait appel à plusieurs centaines de collaborateurs depuis les débuts en 1972. C’est pourquoi le DHFQ s’appuie sur une documentation phénoménale. « Le dictionnaire est notre produit phare, mais nous proposons de très grosses bases de données à tous les chercheurs. »
Son fichier lexical, par exemple, comporte 1,2 million de citations, dont le tiers est informatisé. L’index lexicologique comprend 132 000 commentaires lexicaux, dont les plus anciens datent du milieu du XVIIIe siècle. Vous voulez savoir tout ce qui s’est écrit sur « poutine » ? Cet index vous sort 213 relevés dans 110 ouvrages selon 28 formes allant de « potine » à « poutine routie ».
Quant à « poutine », puisqu’on en parle, les chercheurs ont conclu que ce mot ne serait pas dérivé de « pudding », comme les linguistes l’ont longtemps cru, mais plutôt apparenté à des mots bien français comme « potin » (pâte) ou « poutis » (purée épaisse). La plus vieille attestation, qui remonte à 1884, décrit un dessert sucré, la poutine glissante. C’était bien avant le débat national sur l’origine de la poutine salée (frites-fromage-sauce).
Quant à l’expression « changer quatre trente sous pour une piastre » (faire une transaction inutile), elle date de 1777 sous le Régime anglais, alors que la piastre se divisait en… 120 sous !
La version originale de cet article a été modifiée le 11 avril 2023 pour indiquer que l’équipe de Robert Vézina compte 10 personnes (et non 17).
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