Un hameçon pour décrocher

« La pêche possède des qualités qui la rendent intemporelle. » La chronique de David Desjardins.

(Illustration : Iris Boudreau)

Nous sommes en août, dans la région de Portneuf. Le soleil coule en flammes dans les eaux du lac Clair qui s’irise de déclinaisons de jaune, de rouge, d’indigo. Les punaises d’eau dansent autour de la chaloupe dont ma fille tient les rames en dévisageant le silence du paysage. Les moteurs sont interdits ici, les chalets éloignés du bord de l’eau. Je lance maladroitement ma ligne. Le moulinet dévide le filament en sifflant. Au cours de l’heure suivante, je n’attraperai rien.

Plus tôt dans l’après-midi, avec la belle-famille, je n’ai rien pris non plus. Mon beau-frère, qui me sait du genre (très) compétitif, compatissait à notre retour à quai. « J’ai pas eu une touche, mais je m’en sacre », lui ai-je dit avec toute la sincérité du monde.

L’important, c’était que je venais d’avoir une révélation : pour quelqu’un, comme moi, incapable de ne rien faire, voilà sans doute ce qui se rapproche le plus de l’immobilité tolérable. Peu m’importait l’issue. Ce moment de grâce en dehors du temps m’avait rassasié d’une énergie rare, pure. Et je ne m’étais pas ennuyé une seconde.

Je redécouvrais la magie de la pêche.

D’un côté, vous êtes là à attendre en surveillant, en répétant le geste, en l’affinant. Et en même temps, il ne se passe rien. Vous êtes dans l’instant. Totalement.

« Vous ne pouvez pas vous laisser complètement aller à la rêverie. Vous devez rendre votre réflexion active, votre repos fervent », écrit le professeur de philosophie canadien Mark Kingwell dans De la pêche à la truite et autres considérations philosophiques (XYZ). Je suis tombé sur son essai des mois plus tard. Il résume parfaitement le sentiment que j’ai ressenti lors de cette rare partie de pêche. Loin du monde, de ses contingences et de ses innombrables distractions, soutient-il, cette quête halieutique nous permet de naviguer dans le détroit entre les exigences de la pensée et celles de l’action.

« Pour moi, c’est une sorte de yoga », énonce le Québécois Fred Campbell. C’est lui qui, depuis quelques années, confère une aura de « coolitude » à la pêche en participant à la très populaire série de films Hooké, passée de la vidéo en ligne à la télé depuis l’an dernier. « J’ai pêché toute mon enfance, me raconte le cinéaste. Puis, il y a eu le skate, le snow, le party. Je suis revenu à la pêche parce que je me suis rendu compte que ça me manquait. »

Il renoue alors avec l’éloignement. Pas de téléphone. Pas d’Internet. « On fait quelque chose de complexe, qui nous demande d’être précis, de réfléchir, d’être totalement dans l’instant. » Et dans la vérité pure de la nature intouchée, qu’il filme et fait partager dans ses ouvrages, qui empruntent à l’esthétique des vidéos de sports extrêmes.

Depuis quelques années, j’en vois plusieurs comme Fred. Ils n’ont pas de caméra, mais la même dégaine, le même parcours. Ce sont des jeunes aux cheveux longs, aux casquettes de camionneur. Ils portent fièrement la marque Hooké sur leurs chandails, comme celles des grandes entreprises de vêtements associées aux sports de glisse. Ils adoptent la pêche telle une sorte de méditation qui agit comme un contrepoint à la stimulation permanente des objets connectés et de la vie sociale. Ils adhèrent à cet autre rythme de la vie que Fred célèbre dans ses films. « Je fais le tour du monde, j’en vois partout, s’émerveille-t-il. Ils font du surf, du vélo de montagne, mais ils pêchent aussi. »

Tandis que la rébellion des sports extrêmes a depuis longtemps été récupérée pour devenir le nouveau conformisme, la pêche possède des qualités qui la rendent intemporelle, en dehors de la mode. Oh, on y cherche encore souvent la performance, la prise géante. Mais sa lenteur et le contact qu’elle procure avec une nature fuyante en font surtout un médicament universel pour lutter contre les dérives de notre époque anxiogène.

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