Un juif se vide le coeur

Atteinte à la réputation, culpabilité par association, utilisation sélective des faits : les techniques du gouvernement Harper pour museler les critiques d’Israël rappellent les pires heures du maccarthysme aux États-Unis. Et c’est un ex-dirigeant de l’organisme juif B’nai Brith qui le dit !

Un juif se vide le coeur
Photo : Tara Todras-Whitehill/AP/PC

Le conflit israélo-palestinien se répercute au Canada. Ottawa coupe en effet les vivres à des organisations humanitaires qui critiquent Israël. Il a retiré, l’an dernier, son financement aux écoles des Nations unies en Palestine. Et il a récemment appuyé une véritable purge au sein de Droits et Démocratie contre les membres de cet organisme public qui enquêtaient sur de possibles violations des droits des Palestiniens.

« C’est du maccarthysme », dénonce Stephen Scheinberg, professeur d’histoire des États-Unis, qui a enseigné plus de 40 ans à l’Université Concordia, à Montréal. Selon lui, cette chasse aux sorcières n’est pas sans rappeler l’état d’esprit qui régnait aux États-Unis dans les années 1950, époque où le sénateur Joseph McCarthy débusquait les « communistes ».

L’hiver dernier, le conflit israélo-palestinien a provoqué une crise au sein de Droits et Démocratie. Cet organisme indépendant, créé en 1988 sous Brian Mulroney, a pour mandat de soutenir la défense des droits de la personne dans le monde et de promouvoir la démocratie. Or, des membres de son conseil d’administration, associés au B’nai Brith et à la droite religieuse chrétienne, y ont mené, avec l’assentiment du gouvernement conservateur, une cabale contre son président, Rémy Beauregard, jugé trop sympathique à la cause palestinienne. La mort subite de Rémy Beauregard – qui a succombé à un arrêt cardiaque en janvier – a attiré l’attention du public sur cette guerre interne visant à faire taire la critique à l’égard d’Israël.

Le professeur Scheinberg a été actif pendant une vingtaine d’années au sein du B’nai Brith, la plus ancienne organisation juive de lobby et d’activité communautaire au Canada. Cette association internationale compte des sections dans de nombreux pays et s’occupe, entre autres, de promouvoir et de défendre Israël. Stephen Scheinberg a quitté la direction de B’nai Brith Canada il y a cinq ans pour protester contre un virage à droite de l’organisation. L’actualité l’a rencontré à Côte-Saint-Luc.

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Quels commentaires vous inspire la crise à Droits et Démocratie ?

– Le B’nai Brith n’est peut-être pas directement impliqué en tant qu’organisation, mais des personnes qui en font partie ou qui y sont associées se sont attaquées au fait que Droits et Démocratie avait versé de l’argent à des groupes humanitaires, en particulier à B’Tselem, en Israël [association israélienne vouée à la défense des droits des Palestiniens], et à Al Haq, en Cisjordanie [groupe palestinien spécialisé dans l’action juridique internationale]. Ces attaques doivent être placées dans le contexte plus large de la réaction israélienne au rapport du juge Richard Goldstone [rapport sur la guerre de Gaza déposé en 2009 sous mandat du Conseil des droits de l’homme des Nations unies]. Israël reproche au rapport Goldstone d’avoir repris à son compte des accusations de crimes de guerre attribués à l’armée israélienne, accusations initialement portées par les groupes humanitaires.

Le juge Goldstone vient de la communauté juive, c’est un sioniste, et il est mondialement respecté en matière de droits de la personne. Je ne peux pas défendre l’intégralité de son rapport – je n’ai pas les moyens de faire ma propre commission d’enquête ! Mais il n’y a aucun doute que ce rapport doit être pris en compte. Or, non seulement le gouvernement israélien a refusé de colla­borer à l’enquête Goldstone, mais il n’a même pas mené sa propre enquête après l’attaque de Gaza, contrairement à ce qu’il avait fait après toutes les autres guerres.

Est-ce de la paranoïa de penser qu’Israël mène une bataille stratégique contre les groupes humanitaires ?

– Non. Il y a bel et bien une grande offensive d’Israël pour leur faire perdre leur crédibilité. Human Rights Watch, par exemple, a été l’objet de critiques terribles. Ces mêmes attaques se produisent en Israël, aux États-Unis ou au Canada. Elles proviennent notamment de groupes israéliens, comme NGO Monitor [groupe militant qui surveille et dénonce les ONG propalestiniennes], qui ont une influence particulière sur le gouvernement canadien. Ils ont l’oreille de Stephen Harper, du ministre de l’Immigration, Jason Kenney, et de plusieurs autres.

Quel rôle joue un groupe comme le B’nai Brith ?

– Le B’nai Brith est une organisation communautaire juive qui s’occupe d’activités sociales, notamment de la construction de résidences pour personnes âgées et de la distribution de paniers alimentaires casher. Les questions politiques – telles que la lutte contre l’antisémitisme ou la défense d’Israël – ne sont qu’un volet de ses activités. Il y a 20 ans, l’organisation était large, ouverte, et comptait des personnes qui pouvaient être associées au Parti libéral, au NPD ou aux conservateurs. Aujourd’hui, presque tous ceux qui font partie du leadership du B’nai Brith sont liés au Parti conservateur. Cela dit, comme pour d’autres organisations du genre – les Kiwanis ou les Shriners -, le nombre de membres a beaucoup diminué ces dernières années. En dehors des campagnes de collecte de fonds et des soupers-bénéfice, il n’y a en fait qu’une poignée de membres très actifs au Canada.

Ils ont conclu une alliance avec les conservateurs ?

– Pas directement. La seule alliance officielle a été faite avec les chrétiens de droite qui soutiennent la colonisation en Cisjordanie [qu’ils appellent Judée et Samarie] pour des raisons religieuses. Au nom de la défense d’Israël, le conseil de direction du B’nai Brith a décidé de se rapprocher de ces « chrétiens sionistes », comme on les nomme parfois. Quand le conseil a voté pour cette alliance, j’ai été le seul membre dissident. Par la suite, le vice-président du B’nai Brith, Frank Dimant, a reçu un doctorat honorifique du Canada Christian College, à Toronto, un des centres évangéliques importants au Canada. Les liens entre les deux groupes se sont consolidés par des voyages communs en Israël, par l’échange de conférenciers et, bien sûr, par l’appui aux conservateurs.

Critiquer Israël semble de plus en plus difficile. Même pour les Juifs ?

– Je suis juif et sioniste. Mais un sioniste n’est pas tenu de soutenir toutes les politiques et actions du gouvernement d’Israël. Israël est un pays sujet à la critique, comme tous les autres. Or, ici, à Montréal, je pourrais difficilement m’exprimer en ce sens sans me faire reprocher d’attaquer Israël. Bien sûr qu’il y a des menaces contre Israël. Mais la situation n’est plus du tout ce qu’elle était il y a 40 ans, lorsque l’existence du pays était en jeu. Israël est devenu une grande puissance militaire et personne ne va détruire le pays.

Comment qualifier ce climat ?

– C’est une forme de maccarthysme. J’ai enseigné l’histoire contemporaine des États-Unis pendant plus de 40 ans à l’Université Concordia, et le maccarthysme était une de mes spécialités. Ce n’est pas un terme que j’emploie à la légère. Mais c’est bien avec une chasse aux sorcières du même type que nous sommes aux prises. Les attaques actuelles contre les groupes humanitaires reprennent les tactiques qu’employait le sénateur McCarthy dans les années 1950 : utilisation sélective des faits, atteinte à la réputation et culpabilité par association.

Voyez le reportage de Luc Chartrand consacré à ce sujet à l’émission Une heure sur terre.