Un nid de chicanes

Le boulot à distance, c’est pas mal le far west sur le plan juridique. Ce qui ouvre la porte à bien des litiges entre patrons et employés — notamment concernant l’achat de matériel de bureau et la surveillance à distance, selon Andrea Talarico, doctorante et chargée de cours en droit du travail à l’Université d’Ottawa.

Photo : D.R.

Le télétravail n’est pas encadré par des lois particulières au Québec — en gros, il est soumis aux mêmes normes que le travail traditionnel sur les lieux habituels en entreprise. En quoi est-ce un problème ?

Un des principaux défis, que bien des personnes expérimentent de manière aiguë depuis le début de la crise, c’est le décloisonnement entre vie privée et vie professionnelle. Un principe pourtant au cœur du droit depuis la lutte ouvrière pour les journées de travail de huit heures, au XIXe siècle. Après quoi, le reste du temps devrait nous appartenir entièrement. Or, le télétravail fait que l’employeur s’impose dans la maison des gens, d’autant plus que les technologies de l’information nous rendent disponibles à tout moment, et qu’un employé peut se sentir contraint de répondre à un appel même pendant son temps personnel. Je souligne d’ailleurs qu’il est illégal d’obliger un employé à travailler à domicile, suivant une décision de la Cour d’appel du Québec en 2005, puisqu’il s’agit d’une intrusion dans la sphère privée. Le domicile est reconnu comme inviolable.

Est-ce donc dire que le télétravail en temps de pandémie est illégal ?

Nous n’avons pas été « obligés » de faire du télétravail. C’est juste que nous n’avions plus le droit de nous rendre sur les lieux habituels du travail… Étant donné la pandémie, beaucoup de gens se sont sentis chanceux de pouvoir continuer leur boulot à partir de la maison, acceptant ainsi ce qui aurait pu autrement leur paraître imposé. Les employeurs n’avaient pas d’autres options à leur offrir, à part peut-être une mise à pied. Sans parler d’illégalité, disons qu’il y a un flou juridique.

Concrètement, en quoi le télétravail viole-t-il la vie privée ?

J’utilise souvent l’analogie de la bulle. À la fin des années 1990, la Cour suprême a décidé que le travailleur a une sphère d’autonomie autour de lui, laquelle doit être respectée par l’employeur. Ce dernier ne peut lui poser des questions inappropriées ou le filmer à son insu, entre autres. Et cette bulle s’agrandit encore plus quand on est à la maison. En télétravail, jusqu’où l’employeur est-il autorisé à entrer dans ma bulle ? Peut-il utiliser des technologies de cybersurveillance pour contrôler ce que je fais, alors que bien des télétravailleurs se servent en ce moment de leurs propres ordinateur et téléphone cellulaire pour effectuer des tâches professionnelles ? La réponse est complexe. Même à domicile, un employé demeure subordonné à son employeur, qui a notamment le pouvoir de déterminer les tâches et la manière de les exécuter. La cybersurveillance est certes une violation de la vie privée, mais peut être permise dans certaines circonstances, de façon très restreinte.

Le cas le plus répandu est le vol de temps. Prenons l’exemple des transcripteurs médicaux salariés, dont la plupart travaillent de la maison. Si l’employeur constate une importante fluctuation du volume de transcriptions d’un jour à l’autre, il peut avoir recours à des outils de cybersurveillance. Il faut toutefois un motif sérieux de croire à du vol. Sinon, ça peut aussi être permis lorsqu’un employé se dit harcelé électroniquement par un collègue. L’employeur peut alors vérifier les courriels ou les conversations sur un logiciel de clavardage.

Un télétravailleur peut-il exiger de son patron qu’il lui rembourse les frais engagés pour du matériel de bureau à la maison ?

La situation n’est pas claire. La Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) dit qu’en travail à distance, une personne peut se faire rembourser son équipement ou certains frais, comme un forfait cellulaire, seulement si ces dépenses font qu’elle reçoit moins que le salaire minimum. Aussi, peu importe le salaire, un télétravailleur pourra se faire rembourser si les achats ont été faits à la demande de l’employeur. Mais il risque d’y avoir des litiges concernant notamment cette dernière notion. Ainsi, le matériel acquis, disons un casque d’écoute, était-il exigé, recommandé, ou relevait-il de la simple préférence du salarié ?

La CNESST dit qu’une organisation a la responsabilité de fournir à ses troupes un environnement de travail sécuritaire. Ne devrait-elle pas au moins rembourser l’achat d’une chaise ergonomique afin de prévenir les troubles musculo-squelettiques ?

Si un salarié informe son employeur que son poste de travail est mal adapté, l’employeur devrait normalement entreprendre une évaluation. Un conflit pourrait toutefois survenir si un salarié choisit par lui-même d’acheter une meilleure chaise, ou un meilleur clavier, sans avoir d’abord discuté du problème avec son employeur, au motif qu’il devait agir rapidement. Dans ce cas non plus, la loi n’est pas claire. Les tribunaux seront peut-être appelés à trancher ces questions dans les prochaines années.

Qu’arrivera-t-il si un télétravailleur se fait voler chez lui du matériel appartenant à son employeur, ou s’il est victime d’un vol de données informatiques ? Sera-t-il tenu responsable ?

Pour les données, c’est une responsabilité partagée : l’employeur a le devoir de donner des directives claires à ses employés pour assurer la protection de la confidentialité, et ces derniers ont le devoir de prendre toutes les mesures nécessaires pour respecter ces consignes, par exemple en s’abstenant de travailler d’un café ou en évitant de laisser traîner des papiers contenant des informations confidentielles sur la table de cuisine. Cela dit, cette obligation de prudence n’est pas absolue, car des incidents hors de la volonté de l’employé peuvent survenir, comme un cambriolage.

Comment les normes du travail pourraient-elles mieux s’adapter à la réalité des télétravailleurs ?

Une réflexion sérieuse s’impose sur le droit à la déconnexion, comme l’a instauré la France en 2017, et comme le revendique Québec solidaire. En gros, ce droit fait qu’un employé ne peut être pénalisé s’il ne répond pas à ses courriels après ses heures normales de travail. Nous avons été nombreux à réaliser pendant la crise à quel point nous avons besoin d’une séparation nette entre le boulot et la vie privée. C’était particulièrement difficile pour ceux ayant dû adopter des horaires atypiques pour s’occuper des enfants, disons pendant la matinée, et qui continuaient quand même à recevoir des appels et des textos professionnels à toute heure. On devrait pouvoir dire à son employeur que, durant certaines plages horaires, on n’est pas joignable. D’autre part, il faudrait aussi se pencher sur la discrimination indirecte que génèrent certaines politiques de télétravail en entreprise.

C’est-à-dire ?

Je pense notamment à des bureaux d’avocats qui, pendant la pandémie, ont revu à la baisse leurs objectifs annuels d’heures facturables pour leurs avocats, disons de 1 700 à 1 400 heures par année, pour tenir compte de la difficulté de la situation. Cette règle s’applique à tous. Mais en réalité, les travailleurs avec des enfants d’âge préscolaire ne seront sans doute pas en mesure de respecter cette cible de 1 400 heures. Or, atteindre le quota d’heures permet d’être admissible à des primes et positionne favorablement l’avocat aspirant à devenir associé. Certains pourraient donc être pénalisés après la crise. Je pense en particulier aux avocates, car des études montrent que ce sont surtout les femmes qui font les tâches ménagères et prennent soin des enfants. Une analyse récente révèle que le nombre de publications envoyées par des hommes à des revues scientifiques en temps de pandémie est le même que l’an passé, alors que les chercheuses n’ont presque rien soumis ! Malheureusement, au Québec, la Charte des droits et libertés de la personne n’inclut pas la situation familiale dans ses motifs de discrimination, contrairement au Code des droits de la personne de l’Ontario.

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Je n’arrive pas à avoir ma version numérique de septembre. Les autres numéros précédents aussi. J’ai déja réussi, mais j’ai beau essayé sur mon ipad ou sur mon cell Android, elle n’est pas disponible.

La petite vignette montrant la couverture du numéro, j’imagine que si je cliquais dessus mon magazine se downloaderait au complet non ?