Une histoire de retraites et de démocratie

Le 1er mai devait être historique en France pour protester contre la réforme des retraites. Mais la grogne au quotidien y est bien plus notable, observe notre collaboratrice.

Photo : Christian Blais pour L’actualité

Quand on dit « manifestation historique », j’ai en tête les 200 000 personnes qui, par un froid glacial, s’étaient rassemblées à Montréal en 2003 pour s’opposer à la participation du Canada à la guerre en Irak. Les grands défilés étudiants du printemps 2012 ont été encore plus marquants, tout comme la manifestation monstre contre les changements climatiques qui a eu lieu en septembre 2019, toujours à Montréal.

J’étais donc très curieuse de voir de quoi il en retournerait en France (où je séjourne) pour ce 1er mai qui, d’après le mouvement syndical, promettait d’être « historique ». Plutôt que de défiler chacun de son côté, comme ils le font traditionnellement pour la fête des Travailleurs, les syndicats avaient décidé de s’unir afin de réclamer la mise au rancart de la réforme des retraites imposée par le président Emmanuel Macron.

Si les manifestations ont été agitées, comme à Lyon, Nantes, Bordeaux et Paris, elles n’ont rien eu d’historique, par contre : l’affrontement violent entre manifestants et policiers fait partie du folklore français. Hélas, la lutte menée par les forces de l’ordre contre les casseurs, qui détournent le sens des manifs alors qu’ils y sont minoritaires, a dominé les reportages.

J’étais pour ma part à Marseille, où je suis installée pour quelques semaines, et il y faisait si beau lundi que le défilé syndical ressemblait à une fiesta… Il en avait le ton (« allons pour l’apéro », a lancé quelqu’un au porte-voix pour conclure le rassemblement) et l’allure (ça se dandinait au son des tambours) avec un peu de poudre aux yeux. Pour l’intersyndicale qui l’avait organisé, 130 000 manifestants étaient du cortège, alors que le service de police en a plutôt compté 11 000. Ce dernier chiffre correspond à ce que j’ai observé, et encore, avec générosité.

D’ailleurs, quand le défilé a terminé sa route dans le Vieux-Port, l’endroit était déjà envahi par les Marseillais et les touristes qui savouraient la douceur ensoleillée d’une journée de congé — le 1er mai est férié en France. N’eût été la musique et les slogans amplifiés par les haut-parleurs, le groupe de nouveaux arrivants aurait à peine capté l’attention. L’histoire était peut-être au rendez-vous aux yeux partisans des manifestants, mais certainement pas pour la foule qui flânait autour d’eux !

Même à Paris, la marche de lundi a attiré moins de gens que les précédentes manifestations contre la réforme des retraites, d’après les chiffres mêmes de la CGT, l’une des grandes centrales syndicales du pays. Les spécialistes ont pour leur part noté que si les manifs étaient répandues partout en France, rassemblant parfois des foules imposantes comme on n’en voit plus le 1er mai, il n’y avait pas eu de raz-de-marée.

Emmanuel Macron avait-il donc raison d’aller de l’avant en misant sur l’essoufflement militant ? Selon sa lecture, sa loi sur les retraites a été adoptée. Il a annoncé des chantiers qui, en 100 jours, permettront de discuter d’autres enjeux, donc logiquement la colère finira par s’éteindre.

Le président français restreint ainsi la dynamique politique à une formalité chronologique, ce qui lui fait minimiser les vives critiques qui lui sont adressées. Cette vision en tunnel a aussi cours du côté des syndicats, pour qui les manifestations de rue sont la mesure de la contestation — ce qui les amène à lourdement gonfler le nombre de participants pour en renforcer l’importance.

Or, ce qui me frappe présentement en France, c’est plutôt le rappel que la vie démocratique ne se limite pas aux acteurs habituels que sont les partis politiques et les groupes organisés.

Même s’ils ne prennent pas la rue d’assaut, ne rejoignent pas un parti d’opposition, ne suivent pas le président avec des casseroles ou ne font pas la grève (d’autant que perdre des jours de travail est un vrai pari en temps d’inflation), les Français sont très fâchés contre le gouvernement. Ils l’expriment dans les sondages, dans les vox pop et dans les conversations quotidiennes. Cela se ressent partout.

Cette grogne diffuse mais qui ne faiblit pas est bien plus à craindre que les manifestations les plus turbulentes, car elle témoigne de l’érosion du fondement de la démocratie : la confiance envers les dirigeants.

Chaque nation a des enjeux qui lui tiennent à cœur, alors qu’ils sont gérés autrement ailleurs. Visiblement, le régime des retraites en France, particulier à ce pays, fait partie des éléments intouchables. À tort ou à raison, là n’est pas la question. Ce qui importe, c’est ce que ce dossier nous dit du lien entre un gouvernement et ses commettants, qui semble tenir à un fil.

Les interrogations actuellement soulevées en France sont cruciales pour une démocratie, elles ont donc valeur universelle. Elles vont comme suit.

Sur quelle base un gouvernement peut-il adopter à toute vitesse une réforme que les deux tiers de la population réprouvent (surtout quand un gouvernement est minoritaire, comme l’est celui d’Emmanuel Macron) ? Jusqu’où un gouvernement doit-il se livrer à un exercice pédagogique auprès de ses citoyens s’il estime que ceux-ci protestent par ignorance ? 

Comment réconcilier le fait que les procédures parlementaires soient scrupuleusement respectées et que, néanmoins, la population ressente un sentiment d’illégitimité par rapport à l’adoption d’une loi ?

Que vaut un projet découlant d’une priorité qu’on a établie après avoir été élu, alors qu’elle a été peu évoquée en campagne électorale ? Ou, à l’inverse, quelle est la valeur d’une promesse que l’on abandonne après en avoir fait un enjeu pour gagner une élection (oui, je fais ici référence au dossier du troisième lien entre Lévis et Québec !) ?

Et à quel moment un gouvernement doit-il accepter qu’il est à ce point contesté qu’il lui faudra retourner devant l’électorat, par voie référendaire ou électorale ? Tout cela peut rester de l’ordre de débats qu’affectionnent les passionnés de politique. En France, ces questions sont désormais extrêmement concrètes.

Il est juste d’appeler cela une crise démocratique… peut-être même en voie de devenir historique !

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La réalité demeure que les personnes qui se retirent à 62 ans en 2023 recevront leur pension pour au moins un an de plus (disons) que ceux qui se sont retirés en 2013. Quelqu’un doit payer.

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