Vous avez sûrement remarqué que votre boîte de réception de courriels se remplit plus rapidement qu’auparavant, à moins que vous ayez un logiciel anti-pourriel fort efficace. La raison peut probablement être attribuable au fait que les entreprises et les marques avec lesquelles vous faites affaire ont entrepris de communiquer directement avec vous de manière plus assidue.
CROP vient de réaliser pour ses clients une étude majeure sur le sujet, dont les résultats et les implications offrent non seulement des guides précis aux entreprises, mais aussi nous amènent encore un autre regard éclairant sur ce que notre société est en train de devenir.
On estime que dans un mois au pays, plus de huit personnes sur dix (83 %) reçoivent des communications de la part de compagnies ou de marques de type infolettres, offres promotionnelles ou rabais (courriels, messages textes, notifications ou alertes s’affichant sur leur téléphone, tablette, ordinateurs ou sur les médias sociaux).
De plus en plus, les entreprises traitent les informations qu’elles ont sur vous, sur votre historique de consommation, votre navigation web, votre profil Facebook, sur les sondages qu’elles font auprès de vous et qu’elles intègrent à leurs bases de données (oui, CROP fait ça). Le tout, dans le but de «décrypter ce dont vous aurez besoin» et de vous solliciter par voie de communications personnalisées (par tous les moyens cités précédemment).
La généralisation de ces pratiques commerciales est telle qu’elle suscite des enjeux de société majeurs.
Tout d’abord, le fait que l’on utilise l’information personnelle des gens à des fins de communication commerciale est à l’origine de débats incessants. Des voix s’élèvent partout dans le monde pour réclamer plus de protection et de garanties quant à l’utilisation des données personnelles; doléances collectives auxquelles les gouvernements ne sont pas insensibles (à l’égard de l’usage des données de Facebook notamment).
Parallèlement, la publicité fait partie de nos vies depuis le début de la société de consommation. Son modèle d’affaires étant fondé principalement sur l’interruption de nos expériences médiatiques et de contenus pour nous présenter des offres. À cet égard, il faut certainement mentionner que ces expériences médiatiques ne pourraient avoir lieu faute de revenus générés par ces interruptions, les annonceurs payant pour y placer leurs publicités. Tel est du moins le modèle des médias traditionnels.
Mais la nature de ce type de communication a pour effet de ne pas être pertinente pour plusieurs. Si par exemple, on interrompt une de vos émissions préférées pour vous présenter une annonce d’un fabricant d’automobiles, alors que vous n’avez pas besoin de changer d’auto, on risque de vous ennuyer, de vous déranger. Cette communication n’est pas pertinente pour vous.
Or voilà bien le mot clé, le Graal recherché par toutes ces pratiques : la pertinence!
L’enjeu de la pertinence
Une tendance nette se généralise, où l’on voit de plus en plus de gens délaisser les médias traditionnels pour les contenus disponibles sur des services alternatifs comme ceux d’Apple, Google, Netflix, Spotify et toutes les autres sources sur le web et sur les applications mobiles. Ces contenus sont certainement jugés plus pertinents par les utilisateurs que ceux disponibles sur les médias traditionnels.
Les annonceurs délaissent aussi massivement les médias traditionnels. Ils annoncent de plus en plus sur des plateformes mieux précisément ciblées sur les consommateurs qu’ils recherchent en tentant d’être plus pertinents pour eux, mettant ainsi en péril plusieurs médias traditionnels (les journaux particulièrement).
La communication personnalisée par courriel ou autres moyens se situe dans ce mouvement : on essaie de nous rejoindre personnellement avec des contenus ciblés et pertinents. Mais force est d’admettre que cette pertinence n’est pas toujours au rendez-vous.
Une personne sur deux recevant des communications de marques et d’entreprises (50 %) s’est désabonnée d’au moins une marque au cours des six derniers mois, jugeant les contenus non pertinents pour eux (trop de contenus inutiles, manque d’intérêt, etc.). Le danger est très grand pour les marques et les entreprises de manquer de pertinence en communiquant ainsi avec les gens. Elles risquent de porter préjudice à leur relation avec leurs clients/usagers.
Or voilà le paradoxe, l’ironie : tous recherchent la pertinence, les gens, les consommateurs, les usagers, les clients comme les entreprises et les marques qui communiquent avec nous. Mais pour le devenir, il faut bien connaître les gens, les auditoires, les clients, usagers, consommateurs. D’où l’usage des bases de données, le «Big Brother» qui nous épie : «c’est pour mieux vous servir», nous dit ce dernier! Et il a bien raison! Pour bien communiquer avec nous, pour être pertinentes et bien nous servir, les entreprises doivent bien nous connaître. D’où les bases de données sur nous et leur exploitation avec des algorithmes d’intelligence artificielle.
Une pratique assez bien acceptée, mais…
Malgré tous les débats de société entourant le stockage et l’usage des données personnelles, ces pratiques sont quand même assez bien acceptées. Deux personnes sur trois au pays (67 %) s’estiment à l’aise avec le fait que l’on utilise leur historique d’achat enregistré dans les bases de données des entreprises pour personnaliser les communications qu’on leur envoie. Trois personnes sur cinq (59 %) s’estiment à l’aise avec l’usage de leur historique de navigation sur le web pour les mêmes usages.
Cependant, si ces données indiquent une certaine acceptation, 33 % de gens qui se sentent mal à l’aise avec le fait qu’on utilise leurs données personnelles de transactions et 41 % de navigation web, cela donne quand même beaucoup d’individus au pays. Les gens sont divisés sur cette question. On peut avoir des mouvements de société pour moins que ça!
Il faudra rassurer ces personnes. Leur démontrer que l’usage de l’information sur eux ne sert uniquement qu’à être plus pertinent à leur endroit.
Par ailleurs, c’est le suivi de nos déplacements physiques via nos téléphones intelligents qui est le moins bien accepté, à 39 %, alors que, sans vouloir redorer l’image de mon industrie immodérément, c’est l’utilisation de données de sondages auxquels les gens ont répondu qui remporte le plus d’acceptabilité, trois personnes sur quatre (76 %) s’estimant à l’aise avec cette pratique pour personnaliser les communications qu’on leur envoie.
Notons que c’est chez les gens plus âgés (55 ans et plus) que l’on rencontre le plus de réserve quant à ces pratiques, et que c’est chez les jeunes (18-34 ans) que l’on y est le plus à l’aise.
Satisfaction plutôt mitigée
À l’égard de ce qu’ils reçoivent, 50 % des Canadiens s’estiment satisfaits de la quantité de ces communications, 45 % de la fréquence, mais surtout 45 % de la pertinence. Par contre, les taux d’insatisfaction ne sont pas très élevés, même s’ils sont certainement significatifs : 17 % pour la quantité, 26 % pour la fréquence et 23 % pour la pertinence.
Ce qui frappe, ce sont les taux d’indifférence (ni satisfait, ni insatisfait) : 32 % pour la quantité, 29 % pour la fréquence et 32 % pour la pertinence.
Or il est bien là le problème : une satisfaction plutôt mitigée à l’égard de la pertinence de ce que l’on reçoit comme communication. Les marqueteurs veulent remplacer la communication de masse (via les médias traditionnels) par la communication directe (courriels, médias sociaux, etc.), mais la personnalisation réellement pertinente tarde à venir.
Notons que tous ces indicateurs sont relativement corrélés les uns avec les autres. On peut très nettement identifier un « facteur » d’acceptation versus de rejet face à l’utilisation de l’information personnelle pour des fins de communications commerciales. La pertinence que l’on perçoit à l’égard de ce que l’on reçoit est au centre de l’attitude à ce sujet.
La grogne actuelle contre ces pratiques serait moins grande si la pertinence des communications dont elles sont issues était au rendez-vous.
Culture de consommation VS vision de complot
D’ailleurs, lorsque l’on examine les valeurs des gens qui sont satisfaits de la pertinence de ce qu’ils reçoivent versus les valeurs de ceux qui ne le sont pas, un mélange de valorisation de la consommation et de besoins de stimulation, d’inspiration et d’expression de son potentiel et de sa créativité s’oppose à une culture anti-entreprises fermement convaincue que l’on fait tout pour nous créer des besoins artificiels afin de nous faire consommer sans raison. La pertinence n’est certainement pas au rendez-vous lorsque l’on s’adresse à ces derniers.
En fait, l’utilisation des données personnelles est devenue un tel enjeu de société qu’elle divise les gens sur des valeurs radicalement opposées.
Cette culture de consommation a explosé au cours des dernières années. On valorise de plus en plus l’innovation, les nouveaux produits et les nouvelles applications technologiques qui transforment nos vies, nous stimulent et peuvent nous servir de leviers pour se développer personnellement dans la vie. Pour ces individus, si pour accéder à des offres et de l’information sur ces marchés florissants, il faut donner accès à nos données personnelles, c’est marché conclu. Ce type de consommateurs est fortement en croissance au pays, ce qui explique les majorités d’individus du côté de l’acceptation.
Par contre, les plus critiques socialement, dont le nombre est stable mais quand même imposant, croient certainement à un manque d’éthique de la part des entreprises. Ils expriment une volonté de contribuer à un monde meilleur, socialement et écologiquement, et pour eux, l’exploitation des données personnelles n’est qu’une manifestation supplémentaire d’une orientation uniquement mercantile de la part des entreprises sans aucun engagement social. Force est d’admettre que peu d’entreprises parlent à ces individus avec pertinence!
Malgré tous les enjeux et critiques autour de l’utilisation des données personnelles et les réglementations à venir, ce virage industriel est en marche et rien ne l‘arrêtera. L’intelligence artificielle offre chaque jour de nouvelles possibilités pour une exploitation « pertinente » de ces données et plus cette pertinence sera au rendez-vous, plus l’acceptation sociale viendra.
On espère juste que ce ne soit pas trop long avant que cette pertinence se fasse réellement sentir!
Eugène Onéguine de Piotr Ilitch Tchaïkovski
Pour mon clip lyrique de cette semaine, je ne pouvais trouver dans l’histoire de l’opéra des exemples de communications personnalisées utilisant des bases de données contenant des informations personnelles! Mais l’envoi d’une lettre d’amour pouvait certainement me donner le prétexte idéal pour nous permettre une belle pause musicale (après tout, une telle lettre est certainement personnalisée).
Ce que l’on appelle dans le répertoire «la scène de la lettre» dans l’opéra Eugène Onéguine de Tchaïkovski me fournit le parfait extrait pour agrémenter cette chronique.
Eugène Onéguine est un jeune héritier oisif, cynique et nonchalant. Tatiana, une jeune femme de campagne un peu naïve, tombe follement amoureuse d’Onéguine. Brûlant d’amour pour lui, elle lui écrit une lettre des plus ardentes. Mais Onéguine la repoussera.
Tchaïkovski – Eugene Onegin / Fleming, Vargas, Hvorostovsky, Gergiev, Carsen, The Metropolitan Orchestra and Chorus, Decca, New York, 2007.
Alain Giguère est président de la maison de sondage CROP. Il signe toutes les deux semaines un texte sur le site de L’actualité, où il nous parle de tendances de société… et d’opéra.
Pour lire d’autres chroniques d’Alain Giguère sur des tendances de société et de marché, rendez-vous sur son blogue.
Votre article est bien documenté et intéressant, merci.
Cependant en ne traitant que du volet commercial de la collecte et du stockage des données personnelles il omet un enjeu encore plus important: l’utilisation de ces données pour influencer les opinions des gens, à des fins politiques ou pour quelque cause que ce soit.
On ne parle pas de science-fiction ici. L’une des plus grandes démocraties du monde s’est vue élire, à sa propre surprise – incluant les firmes de sondage -, un président… surprenant!
Il est de notoriété publique que cela a été possible grâce à des communications ciblées aux électeurs, basées sur leur profil, afin de paraître pertinent et ainsi les influencer à voter dans une direction.
Cette tendance est malheureusement accentuée, tel que mentionné dans votre article, par le fait que les médias traditionnels (écrits surtout) sont menacés d’extinction, leurs revenus publicitaires étant largement détournés vers les médias sociaux. L’information factuelle et objective des médias professionnels est hautement menacé par les fausses nouvelles profilées et répétées sur les réseaux sociaux.
Bref, beaucoup plus qu’un enjeu de consommation, la protection des données personnelles est un enjeu majeur pour la protection de nos démocraties!
Il y a aussi le risque de démesure avec un clic un commercial.