Vendre le goût du risque en vendant des vêtements

Certaines compagnies de plein air offrent des produits pour s’adapter à la météo, mais aussi l’illusion d’un mode de vie d’action, avance le président de la firme de sondage CROP, Alain Giguère. 

Photo : Pixabay

Qu’est-ce qu’un manteau ou des bottes peuvent bien avoir à faire avec le dépassement de soi et la transgression?

C’est exactement ce à quoi tente de répondre l’« expérience de marque ». Lorsqu’on achète les produits d’une marque, on ne fait pas que répondre à un besoin utilitaire. Une marque est certes une promesse, une garantie, mais elle est aussi, et de plus en plus, un style de vie, un espace mental.

Quelques valeurs des consommateurs stimulant l’achat de certaines marques de vêtements

(Les indices chez les usagers de ces marques sont comparés à l’ensemble de la population canadienne : 100*)

Total
marché
canadien
The
North Face
Arc’teryx Patagonia Adidas Under Armour Nike
Goût du risque 100 159 137 157 145 140 142
Besoin de défis 100 141 123 145 114 116 112
Désobéissance civile 100 117 140 140 125 111 110
* Toutes les différences sont statistiquement significatives, celles en gras étant particulièrement prononcées

Les consommateurs ayant acheté des produits de la marque The North Face au cours de la dernière année, par exemple, surindexent à 159 sur l’envie de prendre des risques pour réaliser leurs ambitions ou tout simplement pour sentir le sang leur couler dans les veines! Même chose pour le besoin de se fixer des défis stimulants et difficiles à réaliser (à 141), tout comme ils sont davantage prêts à contourner les règles et les lois pour y arriver (à 117).

La communication marketing des marques du tableau précédent a fort bien réussi à associer ces dernières dans l’esprit des consommateurs à un style de vie et des motivations axés sur le dépassement de soi (au prix du risque et de la transgression). Elles ont réussi à mettre dans la tête de ces consommateurs qu’en portant des produits de ces marques, on pouvait fantasmer sur ces styles de vie et postures mentales qu’elles évoquent. Comme si on appartenait un peu à ces communautés d’achievers transgressifs juste en portant ces vêtements! Et ça fonctionne, on n’a qu’à lire les indices de ce tableau.

Enfin, ce ne sont pas tous les consommateurs qui portent des vêtements de ces marques qui partagent ce genre de fantasmes, mais il y en a suffisamment pour démontrer que le positionnement de ces dernières fonctionne à merveille.

Et bien sûr, on paye pour ça. Ces marques peuvent se permettre de facturer plus cher pour leurs produits, parce qu’en plus de nous vêtir, elles nous font rêver, fantasmer. Elles stimulent notre imaginaire! Tout ça a un prix!

Qu’on pense aux exploits de Jimmy Chin pour The North Face ou tout le mythe entourant Yvon Chouinard, fondateur de Patagonia, ou encore les prises de position politiques, critiques et provocatrices de Nike, comme ce qu’ils ont fait avec Colin Kaepernick. Ces recettes sont parfaites pour enflammer l’imaginaire de bon nombre de ces achievers transgressifs au pays et pour les stimuler à acheter des vêtements ou des accessoires de ces marques, et ce, afin qu’ils puissent participer, se sentir parties prenantes de ces mythologies!

Une division sociale autant que de marché

C’est certainement par le succès de ces opérations de communication marketing que l’on accuse les entreprises, et particulièrement le « marketing » (prononcez à l’anglaise), de créer des besoins et de tenter de « vendre des lunettes à un aveugle».

Plusieurs consommateurs (et citoyens) objecteront que si l’on a déjà des vêtements tout à fait fonctionnels, on nous crée des besoins en nous proposant de nouveaux styles auxquels on associe des univers fantasmatiques qui se veulent séduisants. Cela nous ramène à l’ouvrage coup de poing de la journaliste torontoise Naomi Klein à la fin des années 90 : No Logo, Random House, 1999.

Selon les données de CROP sur la segmentation des consommateurs au pays publiées en novembre dernier, la distribution de ces segments suit parfaitement bien cette division de marché et de société, compte tenu des valeurs personnelles que cette segmentation mobilise. Plus de deux consommateurs sur cinq au pays (44 % et exactement la même proportion au Québec), soit les Enthousiastes et les Fiers, se délectent des mythologies des marques et aspirent à ce que les expériences de ces dernières soient les plus porteuses de symbolisme, d’imaginaire et de fantasmes.

Par contre à l’opposé, près de deux autres personnes sur cinq au pays (37 % et encore une fois, la même proportion au Québec), soit les Idéalistes et les Responsables, dénoncent avec véhémence cette création de besoins illusoires de la part des marques pour nous faire consommer tout en continuant à augmenter notre empreinte carbone sur la planète et la quantité de déchets que nous produisons.

Entre les deux, l’Inquiet (19 %) n’a comme critère d’achat que le prix, moins sensible à l’univers symbolique des marques, quoiqu’il ne dédaigne pas les expériences de réconfort.

Ainsi, une division marquée s’opère devant nous entre ceux à qui on vend du rêve en plus de répondre à des usages précis et ceux qui en sont scandalisés, dénonçant cette création de besoins illusoires.

Le tableau suivant illustre fort bien cette division, tout en rappelant quelques détails de mon texte du mois de novembre…

À la défense du rêve

Je vais me permettre de prendre position ici, quitte à me faire des ennemis et à me faire traiter de complice des marques, gagnant ma vie à aider ces dernières à créer et à entretenir leurs mythologies (notamment à l’aide de toutes ces valeurs de consommateurs et de cordes sensibles avec lesquelles nous travaillons).

La question est de savoir pourquoi la gratification émotionnelle créée par l’univers mythologique d’une marque ne serait pas aussi légitime que l’usage du produit que l’on en fait. Si par exemple, portant un manteau The North Face, je me prends (un peu) pour un alpiniste téméraire en gravissant le grand escalier du Mont-Royal au bout de la rue Peel à Montréal, ça me coûte quand même moins cher que d’aller monter le mont Meru dans l’Himalaya indien (et surtout moins risqué, même si l’expérience de marque me fait fantasmer sur le risque—il est quand même éprouvant pour certains, ce grand escalier!).

On n’empêchera pas les gens de fantasmer, de s’imaginer par moments en super-héros ou en quoi que ce soit d’autre. Si les marques peuvent nous permettre ces voyages imaginaires, c’est quand même mieux que de prendre de la drogue! C’est non seulement dans le domaine vestimentaire, mais dans tous les marchés que ces types de mécanismes symboliques sont à l’œuvre.

La santé de nos économies passe en grande partie par la consommation intérieure au pays, et la force des marques soutient cette dernière. Or, cette force passe par sa mythologie. Chaque marque se doit d’en avoir une et de l’entretenir, en symbiose avec les valeurs de ses usagers (même pour les écolos).

Les marques et la responsabilité sociale

Ceci dit, on peut certainement nous faire rêver tout en encourageant des pratiques de consommation responsables. Qu’on pense à Patagonia qui répète aux consommateurs de ne pas acheter de vêtements s’ils n’en ont pas besoin. Cette marque encourage même de réparer nous-mêmes nos manteaux avec du ruban adhésif Duck Tape au lieu d’en acheter de nouveau (remarquez que cette marque est celle qui exacerbe le plus les fantasmes analysés parmi les marques présentées plus haut).

Quant à moi, c’est moins la part du rêve qui est contestable ici que les codes éthiques et les pratiques de responsabilité sociale des marques. Ces dernières se doivent d’intégrer des pratiques de responsabilité sociale dans leurs activités commerciales, les consommateurs le réclamant de plus en plus.

Si elles le font correctement, sérieusement et de façon authentique, le part de rêve deviendra de plus en plus socialement acceptable, légitime.

P.S. : Une bien triste nouvelle…

Quelques heures à peine après que j’eus terminé d’écrire cet article, The North Face confirmait la mort de trois de ses alpinistes qui tentaient d’escalader la face est du pic Howse, la plus haute montagne de la chaîne Waputik, une sous-région des Rocheuses canadiennes. Leurs corps ont été retrouvés le dimanche 21 avril. Les deux Autrichiens David Lama et Hansjörg Auer et l’américain Jess Roskelley manquaient à l’appel depuis le 17 avril, après avoir été pris dans une avalanche.

Ces alpinistes faisaient partie du Global Athlete Team de The North Face, ceux-là mêmes qui entretiennent la mythologie de la marque. La face est du pic Howse est très isolée et très difficile à escalader. Ils ont pris des risques. Cette fois-ci, la chance ne les a pas accompagnés.

Siegfried de Richard Wagner

Pour mon extrait lyrique de cette semaine, je me suis tourné vers la notion de dépassement de soi évoquée par les marques analysées et dont l’archétype du surhomme sert d’inspiration. Une des incarnations les plus inspirées du mythe du surhomme à l’opéra est certainement le personnage de Siegfried dans l’opéra du même nom de Richard Wagner.

On voit Siegfried ici forgeant l’épée qui le rendra tout puissant et qui lui permettra, croit-il, de conquérir sa liberté et le monde à la fois, incarnant ainsi la vitalité triomphante de l’humanité (germanique en l’occurrence).

Wagner: Siegfried, Siegfried Jerusalem, Hildegard Behrens, James Morris, Otto Schenk (Director), James Levine (Conductor), Metropolitan Opera Orchestra and Chorus, Deutsche Grammophon, New York, 2002.

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Je viens de me réabonner à L’actualité et je commence déjà à le regretter.

Encore un sondage douteux et sa dissection abusive pour remplir les pages !

Il n’y a aucune information concernant la méthodologie de ce sondage : le nombre des sondés, leur provenance, les questions posées, par exemple.

Il est évidemment plausible que ce sont les gens avec le goût du risque et de la transgression qui achètent des vêtements de sport de quelque marque que ce soit. Ce ne sont pas forcément « les marques » qui les transforment.

Un peu de rigueur, s.v.p. !