Voulez-vous que le gouvernement du Québec abolisse l’hiver? Non!

Frigide l’hiver québécois? Foutaise. Rien n’est plus sensuel. Amants… à vos doudounes.

Deux ans à suer dans la moiteur de l’Indochine ont confirmé à jamais ma constitutionnalité nordique. Je suis une irréductible, une incurable. Dans l’avion qui me ramenait vers un Québec enneigé je chantonnais le mois dernier ma propre version de Beau Dommage: « Tous les palmiers vont pousser pareil quand je serai partie. Je m’en vais chez nous, c’est l’hiver. »

Nostalgie, me direz-vous. Évidemment, je n’étais pas là l’an dernier pendant ces longues semaines alors que le mercure est resté gelé sous zéro. J’écoutais les cigales chanter dans les rues de Hanoi pendant que vous grelottiez, un ticket d’autobus entre les dents. Mais à vous entendre depuis mon retour calomnier le vent du nord, j’en arrive à croire que je me suis trompée de pays. Votre hiver frigide et sombre n’est pas le mien. Le mien embrase la flanellette, enlace les pieds froids sous les doudounes, illumine les balcons de mon quartier. « En hiver, le noir disparaît, me confirmait un peintre. Même les ombres se colorent, elles deviennent bleues, violacées. »

J’étais enfant quand pour la première fois l’hiver a métamorphosé ma ruelle en un Himalaya, couvrant de neige la saleté des hangars, me défiant d’oser sauter du deuxième étage pour atterrir dans la neige folle. L’école était fermée, ciel et terre se confondaient, les murs de briques rouges avaient la varicelle poudreuse, la police circulait en motoneige et je me demandais si c’était ça l’orgasme, un plaisir tellement grand qu’on voulait hurler. Frigide, l’hiver?

J’aime l’hiver comme seuls les enfants peuvent le faire, comme la preuve que la laideur n’a qu’un temps, qu’un escalier rouillé peut se couvrir de dunes blanches d’où surgissent des Lawrence d’Arabie enturbannés de laine perdant leurs mitaines mais ne reculant jamais sous les boules de neige, dussent-ils en avoir des fourmis de dégel dans les pieds.

À marcher les yeux baissés, les frileux ne voient que la gadoue et perdent tout des ciels immenses. Ceux qui pestent contre la grisaille n’ont jamais vu une aube rose se lever sur le fleuve glacé au-dessus des triplex sombres du sudouest de Montréal. En janvier et en février, le soleil brille en moyenne 50 heures de plus sur Montréal que sur Paris. Qui parle de grisaille?

Il fait froid, dites-vous. Évidemment. Surtout pour ceux qui marchent rue Sainte-Catherine, tête nue, en souliers, par 10°C. Aux poubelles, les élégants bottillons de cuir qui prennent l’eau! Vive les écharpes et les capuchons qui permettent de regarder l’hiver en face. « Personne n’aime avoir froid », dit Gilles Couet, 46 ans, dont la PME de Chicoutimi a connu une croissance de 30% en pleine récession et un chiffre d’affaires de 13 millions de dollars en exportant des parkas haut de gamme au Japon. « Les gens qui aiment l’hiver sont ceux qui savent s’habiller et s’organiser pour y faire face », insiste-t-il.

J’avoue. J’adore les lainages, les tweeds. Tous ces tissus qui piquent et qui grattent. Ça doit me rappeler la joue rêche de mon paternel. Je rêve mieux sous le poids d’une courtepointe que sous un drap de satin. J’ai un faible pour la fourrure polaire (faite de plastique recyclé) et pour le Gore-Tex imprimé, tous ces matériaux légers et chauds qui témoignent de la folle ingéniosité de nos cervelles.

On ne compte plus les inventions québécoises liées à l’hiver qui ont fait la fortune de leurs inventeurs, des motoneiges de Bombardier aux souffleuses de RPM de Cap-Santé, à l’acier traité à chaud qui a fait des lames de patin de l’usine de Beauport un leader mondial incontesté.

« L’hiver, c’est notre avantage concurrentiel, dit Denis Gravel, du ministère de l’Industrie et du Commerce québécois. Là-dessus on ne questionne jamais la qualité de nos produits. » Récemment, à Chicoutimi, des chercheurs ont mis au point un câble autodéglaçable qui pourrait révolutionner le transport de l’électricité. Breveté récemment, le procédé sera bientôt mis à l’essai. « En faisant exploser la glace au lieu de la fondre, nous utilisons 10 fois moins d’énergie », explique le professeur Jean-Louis Laforte.

Le défi de l’hiver, qu’on le veuille ou non, est au coeur de notre prospérité économique: 70% de nos exportations de vêtements et d’équipement de sport sont liées à l’hiver, les recettes de l’industrie de la motoneige atteignent 166 millions, le ski alpin crée plus de 10 000 emplois, et les retombées du raid Harricana, organisé par des Européens et ridiculisé par bien des Québécois, sont de 19 millions de dollars. « Si les Québécois faisaient la promotion de leur hiver au lieu de le dénigrer, ce serait une source de richesse incroyable », soutient Henri Jamet, savoyard de naissance, aujourd’hui responsable du Grand Nord auprès du ministère du Tourisme du Québec.

Mais on n’aime pas l’hiver en raison d’une entreprise en croissance ou de statistiques encourageantes. Ce n’est pas ça qui fera oublier que le sel ronge nos carrosseries, que le laveglace est toujours vide au beau milieu de l’autoroute et qu’une tomate peut coûter 2,17$ certains jours de janvier. Il y a un prix à payer pour vivre dans un pays qui ne connaît ni la malaria ni la mouche tsé-tsé et où on ne manque pas d’eau potable. L’hiver n’est pas que la patinoire en pente que semble dévaler notre huard. C’est aussi une ressource formidable, surtout pour ceux qui savent voir plus loin que le bout de leur cache-nez. « Le Québec commence à peine à promouvoir son hiver », dit Henri Jamet, fervent partisan de ces nombreux festivals qui, de Québec à Chicoutimi, incitent les Québécois à sortir de leur salon en février pour glisser sur la côte Gilmore en luge finlandaise, sculpter la neige ou sauter dans un canot sur les glaces du fleuve. Trop de Québécois se promènent encore en Europe en disant à leurs amis d’éviter de visiter le Québec en hiver.

L’an dernier, plus de 250 000 touristes ont participé à des croisières océaniques à travers les glaciers de l’Alaska. Jamet tente en vain d’en organiser de semblables au Québec, dans la baie d’Ungava. Les touristes sont prêts à acheter mais les Québécois n’y croient pas. C’est comme l’observation des blanchons, les excursions en traîneau à chiens, les raids en motoneige, toutes ces activités que des étrangers sont venus, avec succès, développer ici pendant que les Québécois, frileux, écoutaient la télé. « On a de l’or blanc sous les pieds mais l’imagination trop frileuse pour le ramasser », déplore Jamet.

Aucun modèle économétrique ne peut mesurer la source de prospérité que représente l’hiver. « Tous les pays industrialisés connaissent le froid », dit Michel Lefebvre, du ministère de l’Industrie et du Commerce. « Ça doit vouloir dire quelque chose. » La neige, après tout, ce n’est pas qu’un vieux tapis à mettre au rebut, c’est le tiers de l’eau qui irrigue les champs de la planète, 45% de l’eau de la Gaspésie, une ressource inestimable. Sans compter les bonshommes de neige que les générations futures, qui devront déjà payer la dette, ne nous pardonneraient pas de les avoir privés.

De redoux en vague de froid, de poudrerie en grésil, l’hiver québécois défie les amateurs de ronron, les oblige à faire face à l’imprévu d’heure en heure, à accepter les portières d’auto gelées, les autobus qui sentent le chien mouillé, les bottes dans la baignoire les soirs de party. « Je m’ennuierais au soleil tout le temps », dit François Pichard, 80 ans. « Je suis allergique au sable. Deux semaines en Floride c’est mon maximum. Et encore, je le fais pour ma femme. Vivre au Québec, c’est comme avoir quatre vies, une par saison. Le soleil qui se couche toujours à la même heure ce n’est pas pour moi. »

Pichard skie depuis l’âge de 10 ans. À Mont-Sainte-Anne, ils sont aujourd’hui près de 150 à détenir de ces laissez-passer gratuits réservés aux plus de 70 ans. Pichard, dont les premiers skis étaient faits de lattes de baril, déplore qu’il faille désormais payer 10 dollars par jour pour faire du ski de fond dans la région et que le ski alpin, avec ses modes, soit devenu trop dispendieux pour la classe moyenne. « Les Québécois qui aiment l’hiver sont ceux qui font du sport. »

Rien ne vaut en effet le bruit des lames qui fendent la glace bleue, une fin d’après-midi d’hiver, entre chien et loup, sur une patinoire déserte. Ni celui des nuits d’hiver, les seules qui savent faire entendre le silence, nuits cotonneuses et calmes qui s’opposent au vacarme des veillées estivales sur le perron. Il n’y a qu’en hiver que je m’entends marcher.

« Il n’y a rien de mieux qu’une piste de ski de fond pour se faire des amis, surtout lorsqu’on parle avec un accent », dit Carlos Denis, un Argentin qui a découvert la neige au Québec à 31 ans. « Dans les COFI on nous disait de sortir l’hiver, de ne pas rester à geler à côté du chauffage. »

Collations partagées, batteries ranimées par le voisin, autos sorties du banc de neige par la poussée d’un inconnu, c’est en hiver que j’ai appris la solidarité et le vrai poids de l’attente. Chaque soir ma mère s’installait à la fenêtre. Pour la femme d’un chauffeur de camion, cinq minutes de retard en janvier inquiète plus qu’une demiheure en juillet. La tête brûlée que j’étais a vite compris que dans la vie on n’allait nulle part sans pelle et pistes antidérapantes, que mieux valait isoler ses fenêtres et donner un coup de main au voisin. En hiver, il fallait savoir respecter l’adversaire.

Tous mes sens aiment l’hiver. L’odeur du froid sur les joues, le chocolat chaud qui brûle la gorge. J’ai fui Montréal pendant les Jeux olympiques d’été de 1976 mais je donnerais ma tuque pour une descente en bobsleigh. Je rêve de faire du kayak de mer entre les glaciers. Je cherche encore l’artiste qui peindra pour moi la gloire des hommes solitaires qui, les soirs de tempête, marchent à reculons devant les souffleuses pour les guider. Mais nos peintres ont oublié l’hiver. Depuis les années 50 ils ne le peignent plus. Ou si peu. Heureusement qu’il y a encore les cinéastes pour braver les boules de neige et nous donner La Guerre des tuques. Que ceux qui ne savent que grogner demandent ailleurs l’asile climatique. Fini pour eux les éclats de rire sur les trottoirs gelés, les baisers à bout de souffle dans la neige en rafale, la Chicoutai qui coule en douce en fin de soirée. Hibernum Petibonum et que les barbants aillent se faire geler.