Je travaille actuellement à un roman au « je » et j’ai dû me poser certaines questions sur les temps verbaux. Passé simple, passé composé, présent historique ? Normalement, j’aurais dû utiliser le passé simple, sauf que mon narrateur, qui s’exprime au « je », fait partie d’un groupe d’individus. Or, cela m’aurait obligé à employer des tournures vieillottes du genre « nous vîmes, nous partîmes, nous nous plûmes ». J’ai donc opté pour le passé composé.
Je le confesse : c’est d’abord la crainte du ridicule qui préside à ce choix, et je ne suis pas le seul. Le passé simple est très usuel dans des langues comme l’anglais (I walked, I talked) ou l’espagnol (caminé, hablé), mais il agonise en français. Qui dit « je marchai » ou « nous parlâmes » ? Dans la conversation, personne. En littérature ou en poésie, de moins en moins.
Hors de ses retranchements, le passé simple survit dans la langue courante par effet de drôlerie : « Madame, vous me plûtes et vous m’épatâtes. » La seule chose plus ridicule que le passé simple est le subjonctif imparfait, qui permet de petits bijoux détonants de contresens, du genre : « Nous aurions préféré que vos propos offensants ne nous pétassent point à la figure. »
Un temps discriminant
Dans le français oral, ce qui tue le passé simple est moins le ridicule que son côté discriminant. Car il agit comme un révélateur quasi certain du niveau d’éducation d’un individu. Le passé simple vous met un inculte tout nu sur la plage. Même ceux qui le maîtrisent l’évitent justement pour ne pas avoir l’air snob ou pour ne pas humilier leur interlocuteur.
Le passé simple a pourtant l’apparence de la simplicité et de la rigueur comme on peut le voir dans le tableau ci-dessous.
1er groupe (comme « aimer ») | 2e groupe (comme « finir ») | 3e groupe (verbes irréguliers) |
J’aimai | Je finis | Je vins |
Tu aimas | Tu finis | Tu vins |
Il aima | Il finit | Il vint |
Nous aimâmes | Nous finîmes | Nous vînmes |
Vous aimâtes | Vous finîtes | Vous vîntes |
Ils aimèrent | Ils finirent | Ils vinrent |
Si l’on fait abstraction du ridicule, le passé simple pose deux problèmes à l’économie de la langue.
D’abord, il est tout seul dans son coin et fait un peu figure d’exception dans le système de conjugaisons, qui est largement basé sur le recyclage.
Par exemple, les terminaisons du futur (je marcherai, tu marcheras, etc.) sont modelées sur le présent du verbe avoir, que tout le monde sait conjuguer. Les terminaisons de l’imparfait et du conditionnel « je marchais, je marcherais » sont calquées sur les terminaisons de l’imparfait du verbe avoir. Quant aux temps composés, ils sont presque tous basés sur le même système : auxiliaire avoir ou être, et participe passé.
Au 2e groupe, les conjugaisons du passé simple au singulier sont identiques au présent, mais au pluriel, c’est n’importe quoi. Le passé simple, là-dedans, ne ressemble à rien.
L’autre problème concerne l’irrégularité des verbes du 3e groupe comme « aller, prendre, mettre, craindre, voir ». Ceux-ci représentent à peine 3 % des verbes, mais leur part dans l’usage courant est dix fois plus grande.
Ici, on rencontre un problème additionnel : pour une large part de ces verbes, le modèle du passé simple ne coïncide pas avec le participe passé. Ça fonctionne avec « mettre », et « prendre ». Au passé simple, « Je mis, je pris » correspondent au participe passé « mis, pris ». Mais cette cohérence s’effondre avec d’autres verbes très courants, comme « je vins, je tins, je craignis » dont le participe passé est « venu, tenu, craint ». Cela tend à isoler davantage le passé simple dans le système.
Bref, devant ce problème d’économie de la langue, des millions de francophones ont décidé de jouer sûr en utilisant le passé composé, beaucoup plus convivial, voire le présent historique — deux stratégies que l’on retrouve dans presque tous les articles de L’actualité, entre autres.
Le présent historique — par exemple, « En 1837, les Patriotes se soulèvent » — est très facile d’emploi, de même que le passé composé qui combine l’auxiliaire avoir ou être, que tout le monde sait conjuguer, avec un participe passé : « J’ai mis, j’ai pris, j’ai vu. » Cette structure passe-partout revient pour les autres temps composés comme le plus-que-parfait (j’avais pris), le futur antérieur (j’aurai pris) et le conditionnel passé (j’aurais pris). Ce système réduit le besoin de conjuguer à seulement deux verbes, avoir et être, et puis basta.
On aura beau argumenter que « j’ai pris » est moins élégant ou concis que « je pris », personne ne veut aller là parce qu’il faudrait alors aussi adopter « nous prîmes » et « vous prîtes ». On veut bien parler et écrire en français, mais pas pour se ridiculiser.
Un temps patrimonial
Deux choses sont frappantes dans ce rejet : sa continuité et son universalité. La situation du passé simple est la même partout dans le monde francophone. Que ce soit aux mains des Béninois, des Belges ou des Burkinabè, il connaît le même sort. Et il en est ainsi depuis très longtemps. Selon un fascinant article du professeur Jonathan Krell de l’Université de Georgie, les Français l’ont progressivement délaissé à partir du 12e siècle et il était déjà une pièce de musée au 17e siècle.
En fait, pour être tout à fait exact, le passé simple ne disparaîtra jamais tout à fait. Un peu comme ces vieux mots sortis du dictionnaire, on le retrouve partout dans les classiques de la littérature et de la poésie, et même encore dans une partie de la littérature contemporaine.
D’ailleurs, la généralisation du passé composé n’est pas sans créer d’autres problèmes, car ce temps n’est pas si simple qu’il n’y paraît, particulièrement à l’écrit. Sur les réseaux sociaux, la confusion est quasi totale entre le participe et l’infinitif, si bien que les « j’ai marcher » côtoient les « je vais marché ». Quant aux passés composés avec « être », leur emploi exige souvent un accord en genre ou en nombre, « je suis descendue », « nous sommes tombés ». Alors que « je descendis » et « nous tombâmes » ont le mérite de la neutralité.
Pour en revenir à mon roman, j’ai maintenu le passé simple dans un chapitre sur cinq environ : ceux où la narration est plutôt omnisciente, au « il ». Je le fais pour marquer le contraste avec l’autre narrateur au « je », mais ça reste une coquetterie : j’aurais très bien pu installer toute la narration au passé composé, quelle que soit la perspective du narrateur.
Mais je suis bien obligé d’admettre que le recours au passé composé ou le présent historique est souvent boiteux sur le plan de la logique et de l’esthétique. Le passé simple est le marqueur idéal du temps du récit, celui d’un temps révolu et précis dans le temps. Mais à tout prendre, entre le risque de perdre une nuance et celui d’avoir l’air fou le choix est facile à faire.
On continuera donc longtemps d’enseigner le passé simple, ne serait-ce que pour montrer aux jeunes que ça existe. Mais s’il vient à s’effacer de la littérature comme l’imparfait du subjonctif, il faudra bien que nous tirassions la plogue sur ce temps révolu.
Deux exemples de nivellement par le bas:
1) Suggérer de cesser d’utiliser un temps de verbe qui est souvent « le marqueur idéal du temps du récit » afin de ne pas « avoir l’air fou ».
2) Publier un tel torchon dans une revue à grand tirage.
Lire une chronique de Jean-Benoît Nadeau sur la langue, c’est comme lire une chronique de Mathieu Bock-Côté sur l’identité. Pas besoin de la lire, on regarde le titre et on peut déjà résumer le contenu, qui se recycle de semaine en semaine.
Votre expression nivellement par le bas me dérange un peu. D’abord il est rare qu’on nivelle par le haut et puis vous admettrez que le passé simple au singulier passe bien mais qu’au pluriel il sert souvent à illustrer un exemple de bizarrerie
Qu’est-ce que Mathieu Bock Côtè a à voir avec ceci? Non mais vraiment toutes les excuses sont bonnes pour essayer de le ridiculiser. Moi j’appelle ça de la jalousie.
L’exemple le plus drôle d’imparfait du subjonctif que je connaisse :
« Docteur, docteur, mon mari est cloué au lit, je voudrais que vous le vissiez. »
Un de mes amis qui a fait l’école d’hôtellerie de Paris me racontait que ses petits pois n’étaient pas à la satisfaction du chef qui lui dit (passé simple): «Vous fîtes ce que vous pûtes mais vous pûtes peu».
J’aime bien le passé simple que je trouve tellement plus beau que le passé composé mais j’ai terminé d’écrire mon deuxième livre et la réviseure a changé la plupart des passés simples en passés composés, à ma grande surprise. Pour moi c’est le nivellement par le bas car il ne faut pas se cacher, c’est que les gens deviennent de moins en moins savants de leur langue maternelle.
Le relâchement semble universel, du moins en français, et c’est probablement un signe des temps qui veulent que la langue française soit en déclin, ergo, déclin de sa sophistication et de sa beauté. On met donc le passé composé pour baisser le niveau de langage écrit pour rejoindre le dénominateur commun le plus bas.
Est-ce vraiment ce que l’on veut pour une si belle langue?
Quand j’ai écrit mon autobiographie, j’ai beaucoup hésité entre le passé simple et le passé composé. J’ai finalement opté pour le second, sans doute influencé par mon métier de journaliste, où le premier était déconseillé. Mais je ne souhaite pas pour autant la disparition du passé simple. Je connais bien la préférence de M. Nadeau pour la langue parlée, mais pour ma part, j’ai un faible pour la langue écrite. Je suis en train de lire « Blanc » de Sylvain Tesson, un de mes auteurs préférés. Il y emploie remarquablement le passé simple. Je ne trouve pas que cela soit ridicule, bien au contraire.
Cela participe de l’effondrement du niveau scolaire et du français en particulier.
Cela n’est ridicule que lorsque l’on décide que ça l’est. Pour moi ce qui est ridicule c’est l’écriture dite inclusive qui est un véritable suicide culturel.
« Nous partîmes cinq cents, mais par un prompt renfort,
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port »
Le cid de Corneille
Pour moi c’est magnifique. Je veux bien admettre qu’on ne parle plus guère comme cela mais supprimer le passé simple à l’écrit est bien dommage . Surtout pour le remplacer par le « présent historique » oxymore aberrant qui ne reflète que la paresse et l’imprécision de l’auteur.
Défendons notre langue si belle contre tous les déconstructeurs.
Il y a soixante ans, quand on m’enseignait le français et la conjugaison, on nous disait que le passé simple n’était plus beaucoup utilisé.
Hier, après avoir lu cet article, je relus quelques pages de Victor Hugo. En effet, il n’y a pas beaucoup de passé simple et quand il y en a, il est doux à l’oreille et ponctue le temps correctement. L’écriture de Victor Hugo, d’il-y-a deux-cent ans, coule au rythme de sa prose et les phrases pour la dire glissent les unes après les autres sans heurt ni friction. Hugo a influencer l’écriture moderne et écarter le passé simple en littérature n’est pas nouveau. Quand je parle je ne l’utilise pas du tout. Quand j’écris je lui laisse sa place.
Il me semble tout à fait opportun de se départir de certains temps de verbes devenus désuets, comme on se départit des choses qui ne servent plus lorsqu’on fait le ménage de son domicile. À vrai dire, je ne connais personne parmi les francophones qui se désolerait d’une simplification des temps de verbes en français, à plus forte raison si le français est appelé à devenir, au Québec ou ailleurs, une langue d’intégration d’un nombre croissant d’allophones.
Il est question ici du passé simple qu’on peut remplacer aisément par le passé composé dans les verbes à l’indicatif. Ce serait un pas dans la bonne direction (le passé composé deviendrait le passé, tout simplement). Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin? On peut très bien s’exprimer en français sans jamais recourir au passé antérieur de l’indicatif, ni à l’imparfait et au plus-que-parfait du subjonctif, ni au passé de l’impératif, ni au passé 2e forme du conditionnel. Alors pourquoi s’acharner à conserver ces inutiles vestiges linguistiques?
Cher M. Nadeau,
Je suis d’accord avec vous. Pour ma part, j’utilise le passé simple uniquement quand je souhaite faire sourire mon interlocuteur-trice. Je me vois très mal l’expliquer ou l’utiliser avec mes petits-enfants, à moins qu’ils ne me posent des questions en lisant un auteur classique en faisant usage. Pour ma part, je trouve vos textes sur le français très éclairants et rassurants. Je suis convaincue que l’avenir de notre langue passe par sa modernisation, ce qui n’a, selon moi, rien à voir avec un nivellement, mais plutôt avec un réel désir de la rendre vivante, c’est-à-dire en phase avec l’évolution de notre culture et de notre société.