En envoyant Dion Phaneuf à Ottawa plus tôt cette semaine contre une poignée de joueurs mal-aimés, les Maple Leafs de Toronto ont conclu une transaction spectaculaire avec les Sénateurs. Au passage, ces deux clubs en ont profité pour enfreindre deux principes qu’on élève trop souvent, dans les médias sportifs, au rang de vérité absolue.
Principe premier: avec ton adversaire de division, tu ne transigeras point
Cette règle découle du principe qu’il existe toujours un risque de «perdre» une transaction en sous-estimant la productivité d’un joueur. Pensez aux Bruins, qui ont envoyé Tyler Seguin aux Stars de Dallas contre… pas grand-chose. Pourquoi risquer de revisiter son erreur une dizaine de fois par saison? Il est plus prudent d’envoyer son gros joueur vedette à l’autre bout du continent! Mais, ce faisant, on scinde le marché potentiel en deux, ce qui augmente le risque de «perdre» l’échange: après tout, plus il y a d’équipes qui s’intéressent à un joueur, plus sa valeur sera élevée.
Si Les Leafs et les Sénateurs ont choisi de faire fi de la règle, c’est que les circonstances étaient propices. D’abord, parce que les deux clubs n’ont presque rien à perdre: ils sont pratiquement éliminés de la course aux séries éliminatoires et pensent désormais à l’avenir. Mais aussi parce que leurs situations sont, dans un autre registre, diamétralement opposées. Les Sénateurs, une équipe relativement pauvre, cherchent à redevenir compétitifs dès l’an prochain, alors que les Maple Leafs, une équipe extraordinairement riche, sont en reconstruction. Le risque que les joueurs impliqués dans la transaction de mardi puissent revenir hanter leurs anciens clubs est donc somme toute moindre.
Principe second: les gros contrats ne peuvent être échangés (surtout en saison!)
La masse salariale d’une équipe est calculée sur une base quotidienne. C’est-à-dire: une saison dure un certain nombre de jours — 189 pour la présente campagne — et le salaire de chaque joueur est divisé en autant de tranches, qui sont alors additionnées pour arriver au total des dépenses sur ses effectifs. Par exemple, avec un salaire annuel de 9 millions $, PK Subban ajoute un peu plus de 46,000 $ à la masse salariale du Canadien à tous les jours de la saison régulière. À la fin de ces 189 jours, chaque équipe doit avoir déboursé entre 52,8 et 71,4 millions $ à ses joueurs.
Conséquemment, chaque sou économisé aujourd’hui peut être dépensé plus tard. Une équipe qui a, en début de campagne, 63 millions en salaires à payer aura dépensé à la date limite des échanges (le 29 février) un peu plus de 49 millions. Elle peut donc, lors des 41 derniers jours de la campagne, dépenser jusqu’à 22 millions! Cette équipe pourrait, en théorie, ajouter Jonathan Toews et Patrick Kane sans défoncer le plafond!
La structure salariale de la ligue donne donc beaucoup de flexibilité aux équipes souhaitant faire des échanges, surtout à partir du mois de février. La grande difficulté réside dans le fait de s’assurer, lorsqu’on fait bouger un gros contrat, de ne pas déséquilibrer les finances du club pour les saisons suivantes, lorsqu’on devra assumer l’entièreté du contrat et non seulement 41 jours de celui-ci.
C’est là où, entre les Leafs et les Sénateurs, se joue le gros de l’histoire.
Par le tweet ci-dessous, le responsable du site GeneralFanager.com montre de manière limpide la structure financière de l’échange entre les Sénateurs et les Maple Leafs. Des joueurs impliqués, seul Tobias Lindberg semble être un réel espoir, et encore. C’est donc essentiellement un échange de contrats avec, en prime, un choix de deuxième tour envoyé par les Sénateurs aux Maple Leafs.
In terms of salary & bonuses owed, #Sens save almost $0.5M this year, $4.12M next year. Important as a budget team. pic.twitter.com/II2IXgQRbC
— General Fanager (@generalfanager) 9 Février 2016
Les Maple Leafs sont en reconstruction. Seuls Nazem Kadri et Jake Gardiner sont présentement dans la fleur de l’âge, les autres joueurs prometteurs de l’organisation évoluant, pour l’essentiel, dans la Ligue américaine ou dans les rangs juniors. Et on s’apprête à redonner un autre coup de piston: les Leafs disposent de 11 choix au repêchage de juin prochain, un total qui risque de grimper d’ici la date limite des échanges, alors qu’on va probablement échanger des vétérans en fin de contrat comme Michael Grabner, P.A. Parenteau, Roman Polak, Brad Boyes, et peut-être même Jared Cowen, qui coute très cher, n’est pas très bon, mais pourrait être utile à une puissance de la LNH. Le chroniqueur Frank Seravalli de TSN explique bien la drôle de situation qui entoure Cowen.
Bref, le noyau du club arrivera à maturité d’ici trois ans. En attendant, on ramasse des vétérans et on les échange contre des choix à la date limite des transactions. Repensez à la mécanique du plafond salarial décrite ci-dessus: les Leafs, une équipe riche, embauchent des joueurs autonomes en début de saison et paient la grande majorité de leur salaire avant de les échanger contre des choix au repêchage lorsqu’une équipe qui aspire à la Coupe (ou tout simplement aux séries) peut se les permettre. Colin Greening et Milan Michalek pourraient être du lot l’an prochain.
En se débarrassant de Dion Phaneuf, on n’a donc pas que sorti un joueur qui, par son statut, son contrat et son âge (30 ans), ne cadrait plus dans les plans de l’équipe; on utilise aussi les coffres sans fond de l’équipe pour ramasser une autre fournée de choix au repêchage l’an prochain.
Ce que les Senateurs en retirent
Et les Sénateurs, comment y trouvent-ils leur compte? À Ottawa, on opère en fonction d’un plafond salarial «interne». Bon an, mal an, on dépense environ 65 millions en salaires, peu importe le plafond établi par la LNH.
Lorsqu’on observe le noyau du club, on constate que la plupart des joueurs sont dans la force de l’âge, soit entre 23 et 29 ans. Si cette équipe est appelée à percer lors des séries, c’est dans les trois prochaines saisons que l’occasion se présentera. En 2019, le contrat d’Erik Karlsson arrive à échéance et on devra probablement réorganiser complètement le club pour lui donner une augmentation salariale aussi massive qu’inévitable.
En fourguant quatre joueurs grassement payés aux Leafs, les Sénateurs vont épargner plus de 4 millions de dollars l’an prochain. C’est énorme. On va notamment pouvoir utiliser cet argent pour mettre sous contrat Mike Hoffman, le meilleur buteur du club. On consolide ainsi le groupe de joueurs appelés à soutenir Karlsson.
Et Phaneuf? Le gros Dion n’est plus le défenseur dominant de ses bonnes années à Calgary. J’aime bien, pour évaluer rapidement là où en est rendu un joueur, avoir recours aux graphiques HERO de Dominic Galamini. On y illustre le rendement d’un joueur par rapport à ses pairs pour un ensemble de statistiques individuelles.
Ces graphiques permettent de voir que Phaneuf pourrait bien cadrer dans la défensive des Sénateurs, pour peu qu’on l’associe au bon partenaire, soit Karlsson, Methot ou encore Wiercioch. Voici pourquoi.
Dion Phaneuf est un défenseur médiocre au chapitre de la possession de la rondelle, notamment à cause de son influence négative sur le nombre de tirs accordés à l’adversaire. Mais il est encore très productif à l’attaque.
Phaneuf, s’il est gaucher, peut jouer des deux côtés de la patinoire. On a donc l’embarras du choix quant à son partenaire. Marc Methot, par exemple, est un vétéran à caractère défensif, un gaucher dont les forces correspondent, grosso modo, aux faiblesses de Phaneuf.
Par contre, ni Mark Borowiecki ni Cody Ceci devrait être jumelé avec Phaneuf. Ils sont tous deux fragiles en défensive. Ceci a un profil similaire à Phaneuf, alors que Borowiecki semble tout simplement mauvais. Sur toute la ligne.
La présence de Borowiecki dans l’alignement est un mystère, surtout sachant qu’on peut compter sur un certain Patrick Wiercioch, peu connu, mais diablement efficace en possession de rondelle. Pour tout dire, c’est lui qui semble être le partenaire tout désigné pour Phaneuf. Ce faisant, on garde Methot et Karlsson ensemble pour attirer les foudres de l’adversaire.
À moins, bien entendu, qu’on décide de jumeler le nouveau venu à Karlsson. Le HERO chart de ce dernier est parfaitement absurde. Admirez un peu.
Les Sénateurs ont une défensive en reconstruction partielle et Phaneuf apporte du punch offensif au groupe. Pour peu qu’on l’associe à un collègue susceptible d’amortir ses carences, il peut certainement prêter main-forte au cours des trois prochaines saisons. Après quoi, Phaneuf n’aura plus que deux saisons à écouler à son contrat et pourra alors, à l’image de Michalek et Cowen, être refilé à une équipe riche, mais en reconstruction. Ainsi va la vie dans la nouvelle LNH.