Plongée en apnée : le monde d’Alexey Molchanov en images

Prendre une grande inspiration. Descendre à une profondeur équivalente à 43 étages. Remonter. Pour battre des records dans l’un des sports les plus dangereux qui soient, le champion mondial de plongée en apnée Alexey Molchanov s’entraîne à dompter son corps, mais surtout son esprit.

Photo: Daan Verhoeven

Les techniques à maîtriser sont complexes, mais l’objectif est remarquablement simple : plonger aussi profondément que possible avec une seule respiration et remonter à la surface sans s’évanouir. Ni mourir.

C’est le but de l’apnée. Du moins en compétition. Aux Bahamas, 42 plongeurs sont réunis comme de la limaille sur un aimant autour d’une merveille géologique appelée « trou bleu », sorte de cage d’ascenseur de 202 m d’eau de mer, pour voir combien d’étages ils vont parvenir à descendre.

La compétition Vertical Blue, c’est le Wimbledon de l’apnée. Les meilleurs de la planète s’y affrontent dans les eaux les plus propices à ce sport dans le monde. Comme me le dira le fondateur de l’épreuve, William Trubridge, qui a bourlingué sur toutes les mers à la recherche de telles merveilles : « Vous ne pourriez dessiner un meilleur endroit pour l’apnée même si on vous donnait un stylo et du papier. »

Vertical Blue n’est pas seulement la compétition reine de ce sport. Les plongeurs qui y participent consacrent leur vie à la poursuite de records, mais aussi d’une nouvelle façon d’interagir avec le monde. Ils vivent et s’entraînent en Sardaigne, à Okinawa, à Chypre, à Tulum. Ils s’affrontent dans les profondeurs de l’Égypte, de la Turquie, du Honduras et de la Grèce. Ils se préparent ensemble, louent des maisons en groupe, partagent parfois le même lit et à l’occasion se marient. Ce sont des professionnels, mais ils gagnent peu, leur sport n’étant pas encore très populaire. Qu’importe. Il suffit de passer un peu de temps avec eux pour entrevoir qu’ils recherchent quelque chose de plus grand, de sublime.

Pour chasser les profondeurs, l’homme doit entraîner ses poumons et son cerveau, et déverrouiller des sources insoupçonnées de lucidité, de force et même d’oxygène, cachées dans les recoins de son corps. Le genre de secrets qui, une fois révélés, rendent les plongeurs meilleurs dans leur art, affirment-ils, mais aussi plus conscients, plus réfléchis et mieux outillés en tant qu’êtres humains. Un changement de perspective s’opère. Un réalignement global de la conscience. Leur regard quand ils en parlent… Ils font penser à cette poignée de personnes qui ont vu la Terre depuis l’espace, ou qui ont été réanimées in extremis.

Mieux respirer, maîtriser son corps et rechercher l’état de pleine conscience… « Une partie de l’apnée peut être très utile à tout le monde », dit le meilleur apnéiste de la planète, Alexey Molchanov. 

Le danger est réel. Les pertes de connaissance sont fréquentes, surtout à faible profondeur, même chez les plus expérimentés. La pression, qui augmente à mesure que l’on descend, peut rompre les tissus mous des oreilles, de la gorge et des poumons si elle n’est pas correctement gérée. La tentation est grande d’aller plus loin avant d’être prêt — même les meilleurs ne peuvent gagner en profondeur que progressivement. Il n’y a pas de raccourci en apnée, pas de triche possible contre la pression de l’eau, la flottabilité et la gravité. Même une fois remonté à l’air libre, on peut voir apparaître une perte de motricité, des tremblements incontrôlables, des évanouissements, du sang. La mort frappe rarement, mais rôde toujours. Il y a huit ans, un jeune Américain de Brooklyn qui gravissait rapidement les échelons de l’élite mondiale (peut-être trop rapidement, selon certains) a perdu la vie dans ce même trou bleu. Les protocoles de sécurité s’améliorent constamment, mais le fantôme s’attarde. 

Lorsqu’un être humain coupe délibérément son accès à l’oxygène et se lance ensuite dans des performances athlétiques, il provoque le sort, direz-vous. C’est bien de cela qu’il s’agit : quand nous défions le destin de cette manière, nos corps et nos esprits nous surprennent. C’est l’attrait de l’apnée.

Il y a aussi l’attrait des records. Jusqu’où est-il possible d’aller ? Actuellement, un homme descend plus profondément, mélange le physique et le métaphysique comme personne d’autre : le Russe Alexey Molchanov. 

Regarder cet athlète de 34 ans plonger peut être déstabilisant. Quiconque tenterait la même chose ne survivrait pas, apparemment. C’est comme observer le meilleur grimpeur du monde escalader une paroi, mais en sens inverse. C’est ce qu’il fait : de la grimpe en solo, mais vers l’abîme. 

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Le Trou bleu de Dean, situé sur l’île de Long Island, dans l’archipel des Bahamas. (Photo: Enrico Pescantini / Getty Images)

Vue des airs, l’île de Long Island, dans l’archipel des Bahamas, ressemble à une mouette en vol dessinée par un enfant, planant au-dessus d’une eau d’un bleu qu’on dirait emprunté au drapeau national. Long Island porte bien son nom : l’île est longue. Et rustique. Avec des grills en bordure de chemin, des églises blanchies à la chaux, des chèvres qui flânent sur la grand-route et des dégâts laissés par d’anciens ouragans. Imaginez la mouette dans le ciel, puis l’endroit exact où les ailes se rejoignent : c’est de là que part le chemin qui mène à une crique isolée. Et dans cette crique se trouve le Trou bleu de Dean, encastré dans un amphithéâtre naturel de rochers et de broussailles, à environ 15 m d’une plage.

Des spectateurs observent l’action depuis les rochers, d’autres depuis la surface de l’eau ou en dessous. C’est le quatrième jour de Vertical Blue, et Alexey Molchanov va essayer de battre l’un de ses propres records du monde dans la catégorie apnée en poids constant, avec une descente de 131 m (environ 43 étages). Les plongeurs de cette catégorie s’aident d’un faible lestage et peuvent enfiler une monopalme, deux palmes ou rester nu-pieds, selon les épreuves. Sa plongée avec monopalme sera la plus profonde à être tentée pendant les neuf jours de Vertical Blue. La plus profonde dans l’histoire de la compétition.

Alexey Molchanov ne porte pas de masque, mais ajuste son pince-nez. Sa combinaison dorée lui colle à la tête et au corps. Il n’existe pas de silhouette idéale en apnée, mais beaucoup de plongeurs à Vertical Blue sont aussi élancés et souples que des coureurs de fond. Lui mesure un peu moins de 1,82 m, est chauve et a l’air trapu d’un boxeur soviétique. Ses jambes sont comme des bornes d’incendie. Plus d’une fois, j’ai entendu d’autres plongeurs décrire ses fesses comme « charnues ». Là aussi, il est unique en son genre.

Des admirateurs et d’autres plongeurs s’accrochent au tuyau flottant en PVC, qui délimite la zone de compétition au-dessus du trou bleu. Une mer de poitrines bronzées, de bras tendus et de fesses se balançant à la surface. Pas de courant, pas de brise. Le chef de la sécurité demande à la foule de se taire. Mais Alexey Molchanov ne remarque rien — pas plus nous que les commentateurs sur la plateforme ou les caméras près de son visage. Il est déjà en transit vers un autre royaume.

Sa mère, Natalia Molchanova, longtemps la meilleure apnéiste du monde, pratiquait une technique de maîtrise du corps et de l’esprit appelée « déconcentration de l’attention ». Elle a transmis ses secrets à son fils, qui a perfectionné ses techniques. Il parvient à ralentir son rythme cardiaque et à abaisser son taux métabolique tout en modérant l’activité de son cerveau. Sa concentration s’accroît. Il se détend au point de sembler endormi. Il prend des respirations profondes et somnolentes, comme une brise d’été qui gonfle une voile.

Les juges font le compte à rebours : une minute…

La mâchoire du plongeur est relâchée. Ses yeux sont à demi fermés. Il est là sans y être. Les respirations remplissent ses énormes poumons, qu’il a adaptés au fil des ans en développant la souplesse de sa cage thoracique et de sa poitrine. Vous savez, quand vous étirez un ballon pour qu’il soit plus facile à gonfler ? C’est ce que fait Alexey Molchanov depuis 20 ans.

Photo : Daan Verhoeven

D’une main, il tient la ligne de plongée — un long câble qui marque la voie vers le fond. Cette ligne va le guider jusqu’à la profondeur qu’il vise et, s’il s’évanouit pendant la descente ou la remontée, permettre de le ramener à la surface à l’aide d’un treuil, comme s’il s’agissait d’un poisson accroché à un hameçon. 

Lorsque le compte à rebours des juges atteint zéro, Alexey Molchanov prend une grande inspiration, puis de petites bouffées d’air, lequel se comprime dans ses poumons déjà remplis. Comme lorsque l’on ajoute une chemise dans une valise déjà pleine, puis une autre, puis 30 autres. Quand il ne peut plus rien ajouter, c’est le moment. Il se retourne comme un dauphin, sa tête disparaît sous la surface et la monopalme à ses pieds s’élève dans les airs, aspergeant légèrement des spectateurs agrippés au tuyau de PVC.

À ce stade, un spectateur peut mettre le visage dans l’eau pour voir la forme allongée descendre vers l’abîme. Alexey Molchanov donne plusieurs coups de queue de dauphin, ses jambes puissantes fonctionnant comme l’étage inférieur d’une fusée. Dans cette première partie, il lutte contre la flottabilité positive (ce qui nous maintient à flot dans la mer et nous ramène à la surface après une plongée peu profonde). À environ 20 m, il disparaît complètement de la vue.

À 22 m, une alarme sur sa montre signale à Alexey Molchanov qu’il est temps de transférer les réserves d’air de ses poumons dans sa bouche et son cou afin d’égaliser la pression dans ses oreilles à mesure qu’il descend. Il fait cela toutes les quelques secondes pendant les 20 premiers mètres, anticipant le changement de pression, qui arrive rapidement. Dans les 10 premiers mètres, la pression double. À 20 m, elle a triplé. Pour combattre la pression croissante, il tient compte de son alarme et déplace l’air vers son cou et sa bouche, en plus de pousser sa langue vers ses tympans. Tout cela en restant parfaitement calme, pratiquement catatonique.

Chez les plongeurs moins expérimentés, on observe souvent une panique involontaire, un spasme des cellules et des alvéoles, qui réclament de l’air frais. Et pourtant, passé cette phase se trouve un des secrets : d’autre oxygène. 

Le corps se rend compte assez tôt qu’il ne reçoit pas d’oxygène. C’est en partie l’effet de l’augmentation du CO2 dans le système. Chez les plongeurs moins expérimentés, on observe souvent une panique involontaire, des convulsions ou des contractions ; un spasme des cellules et des alvéoles, qui réclament de l’air frais. Et pourtant, passé cette phase se trouve un des secrets : d’autre oxygène. Ainsi poussé à sa limite, le corps actionne un interrupteur, qui fait partie du réflexe de plongée des mammifères, comme s’il passait au réservoir de réserve. C’est l’un des nombreux mécanismes automatiques extraordinaires du corps pour éviter la mort (noyade, asphyxie, etc.), que les apnéistes s’entraînent à exploiter. Le sang commence à affluer des extrémités vers le centre, vers les poumons et les organes vitaux, attirant l’oxygène limité des parties moins critiques vers celles essentielles au maintien de la vie. Alexey Molchanov peut sentir les capillaires de ses poumons se dilater et ceux de ses extrémités se resserrer. Un réchauffement se produit partout.

À environ 30 m, la flottabilité devient négative et la chute libre débute. Tenant ses bras le long de son corps pour réduire la résistance, Alexey Molchanov pique vers le fond. Une longue et chaude étreinte des profondeurs, une dérive vers le néant dans une sorte d’apesanteur. Son physique en harmonie avec son mental. Calme. Immobile. À peine là. La plongée a des contours oniriques.

À 45 m, une deuxième alarme. Le plongeur l’entend comme une cloche grâce à l’acoustique des profondeurs. Sa chute libre a atteint sa vitesse maximale et ses poumons sont comprimés à presque un sixième de leur taille à la surface. La quantité d’air n’est pas inférieure à ce qu’elle était là-haut, l’oxygène occupe simplement un espace beaucoup plus petit, comme les gaz en ont la propriété. Le plongeur fonce vers le fond, sans accélérer ni décélérer. Il compense tout du long, mais son esprit est vide. Sa nageoire fonctionne comme un gouvernail, se déplaçant légèrement pour maintenir la verticale absolue. Ses yeux sont toujours en berne. Il est là, mais pas là.

Une troisième alerte retentit lorsque Alexey Molchanov s’approche de l’objectif, marqué par une plaque au bas de la ligne de plongée. Trois mètres avant la plaque, la ligne passe du blanc aux rayures, indiquant au plongeur qu’il est près du but. Autour de lui, il n’y a plus de lumière depuis un certain temps, à l’exception de celle de la lampe sur sa tête. Si elle venait à s’éteindre, il ne pourrait même pas voir sa main devant son visage. Comme il ne respire pas, il n’y a pas non plus de véritable son. Juste un vide sensoriel. À donner froid dans le dos.

Photo : Daan Verhoeven

Rendu à la plaque, le plongeur saisit l’étiquette — comme il saisirait un coquillage au fond de l’océan, pour attester qu’il s’est rendu là —, roule vers l’avant pour exécuter un virage et, en tirant sur la corde, se propulse vers la surface. 

Là-haut, dans la lumière des Bahamas, les juges ont suivi la descente, faisant le décompte de la profondeur : 110… 120… touché ! La foule exulte, applaudit, fait voler l’eau. 

Sur la ligne de plongée, Alexey Molchanov est à mi-chemin, toujours loin de l’air libre.

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Pendant les cinq jours qu’Alexey Molchanov et moi passerons aux Bahamas, le sujet qui le mettra le plus mal à l’aise ne sera pas s’il s’inquiète parfois de s’évanouir à 120 m. Ce sera plutôt l’idée qu’il doive renoncer un jour à son existence de nomade, lui qui se déplace d’un endroit à l’autre, où il demeure des semaines ou des mois. « Je ne pense pas vraiment à m’installer quelque part… », dit-il sur la véranda de la maison qu’il loue aux Bahamas pour plusieurs semaines avec sa femme, leur fils en bas âge et quelques plongeurs. « Depuis que j’ai fini l’université, je n’ai pas passé plus de cinq, six mois chez moi, à Moscou. »

La vie des plongeurs tourne autour des océans, des meilleurs endroits où plonger, des compétitions. Une vie coûteuse, avec peu de commandites et de bourses. Un soir, au souper, Alexey Molchanov me montre une application de navigation maritime qu’il utilise pour rechercher de nouveaux sites. Il semble avoir déjà visité la plupart des paradis qui défilent à l’écran. Ç’a toujours été ça, le rêve : voir le monde, découvrir les richesses de l’océan, vivre des expériences qu’aucun autre humain n’a vécues. C’est ce qui l’a attiré dès le début.

Alexey Molchanov a grandi dans l’extrême sud de la Russie, à Volgograd (anciennement Stalingrad). Comme beaucoup d’enfants des années 1990, il s’est adonné à plein d’activités. Natation, violon, échecs, taekwondo… Il a finalement choisi la natation à l’adolescence et est allé à Saint-Pétersbourg, où il a fréquenté un pensionnat spécialisé dans ce sport. Une première expérience de vie loin de chez lui à la fois excitante et marquante, suivie par l’université à Moscou, où il est passé à l’apnée. Il en faisait depuis toujours, même s’il n’appelait pas ça ainsi — nager et plonger dès l’âge de trois ans, puis très tôt s’amuser à retenir son souffle lors de vacances en mer Noire. 

Il n’avait jamais pensé construire sa vie autour de ça. « Jusqu’à ce que je tombe sur des articles de magazines qui parlaient de compétitions d’apnée. Et de voyages. Ce n’était pas présenté seulement comme un sport, mais comme un style de vie. Une vie de voyages et d’aventures, avec les dauphins, les otaries, les baleines et les requins. » 

Ç’a toujours été ça, le rêve : voir le monde, découvrir les richesses de l’océan, vivre des expériences qu’aucun autre humain n’a vécues. C’est ce qui l’a attiré dès le début. 

Sa mère s’y était mise avant lui, à 40 ans, après un divorce difficile d’avec le père d’Alexey. À son 50e anniversaire, elle avait établi de nombreux records du monde dans diverses catégories. L’année suivante, en 2013, elle en a battu cinq. En parallèle, elle a fondé une école d’apnée à Moscou. Après l’université, son fils a travaillé à ses côtés, d’abord à l’école, puis dans leur entreprise, Molchanovs, qui vend surtout des combinaisons et des palmes. (Le logo, une queue de poisson dessinée par Alexey, est également constitué de deux m. « Le grand m représente ma mère et le petit m, c’est moi. »)

Natalia Molchanova est considérée comme une sorte de sage dans son domaine. « La plongée libre n’est pas seulement un sport, a-t-elle dit un jour, c’est un moyen de comprendre qui nous sommes. Quand nous descendons, si nous faisons le vide, nous comprenons que nous ne faisons qu’un avec le monde. » Grâce à la déconcentration de l’attention, une forme de méditation avancée qu’elle décrivait comme ayant évolué à partir de techniques utilisées par les anciens guerriers, elle pouvait réinitialiser son esprit et se sentir plus apte à affronter le monde. 

En 2015, lors d’une plongée d’entraînement de routine près de l’île de Formentera, en Méditerranée, Natalia Molchanova s’est évanouie dans la mer. Pour toujours. 

Son influence plane encore au-dessus des plongeurs et son héritage se perpétue par l’intermédiaire de son fils, responsable de l’école et de l’entreprise, et qui transmet ses principes de plongée et de déconcentration. Ses techniques permettent de mieux respirer, d’aller plus profond en toute sécurité et d’accroître sa capacité à fonctionner sans air. Plus largement, elles donnent aussi aux gens des outils pour faire face aux grands défis de la vie.

Je demande à Alexey Molchanov s’il lui arrive de penser aux risques, aux implications d’une plongée qui pourrait mal tourner. « Statistiquement, c’est un sport très sûr. Quand vous avez cette connexion entre votre esprit et votre corps, vous sentez si vous êtes à la limite. » N’y a-t-il jamais eu un moment, après ce qui est arrivé à sa mère, où il a hésité à continuer ? « Parfois, quand je perdais connaissance ou éprouvais d’autres problèmes, elle s’inquiétait pour moi et voulait que j’arrête, raconte-t-il. Mais je voulais continuer. »

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Alexey Molchanov n’est pas conscient de ce qui se passe en surface alors qu’il tente d’établir un record du monde à Vertical Blue. Il n’est conscient de rien, sauf de l’étreinte des profondeurs. 

Pendant la remontée, ses bras sont dans une position aérodynamique au-dessus de sa tête. Il bat des pieds tranquillement avec sa monopalme, concentrant ses efforts sur l’efficacité du mouvement. Il lutte contre la flottabilité négative. Toute tension supplémentaire peut siphonner de l’énergie et du précieux oxygène. Tout tient dans cet équilibre d’action et d’inaction. De mouvement optimal.

Il est sous l’eau depuis deux minutes et demie. C’est loin d’être le maximum qu’il peut tenir. Son record personnel en apnée statique (retenir sa respiration dans une piscine) est de 8 minutes 33 secondes, 9 minutes à l’entraînement. Mais en mouvement, la capacité d’une personne à retenir sa respiration n’est généralement que la moitié de ce qu’elle est en position assise. On a l’impression que le plongeur est sous l’eau depuis une éternité. Il grimpe et grimpe encore, et les juges entament le décompte : 50 m… 40 m…

Là, les choses pourraient mal tourner. En remontée, les effets de l’absence de respiration se font sentir. Lorsque vous manquez d’oxygène, vous sentez la fatigue, vos jambes commencent à accumuler de l’acide lactique, et il est naturel de vouloir accélérer ou de se crisper. Mais une crispation, spécialement des épaules et du cou, peut restreindre la circulation sanguine. Et en ce moment, Alexey Molchanov a particulièrement besoin que le sang circule bien vers les poumons et le cerveau. Voilà la discipline : combattre la réaction excessive, réprimer le mouvement désespéré, calmer le désir de se précipiter vers la surface, éviter de déroger au plan. Alexey Molchanov maîtrise totalement son esprit et son corps.

À 40 m, un plongeur de sécurité vient à sa rencontre. À 30 m, il est rejoint par un autre. Ils restent à sa hauteur, s’approchant, mais pas trop — ils ne veulent pas le déconcentrer. Ils observent son visage à la recherche de signaux de détresse et remontent à ses côtés.

Lorsqu’il atteint 20 m, les spectateurs peuvent le voir, enveloppé par le mouvement flou des plongeurs de sécurité. Il est de nouveau en zone de flottabilité positive, qui commence à le soulever. Il brise la surface avec une force énorme, surgissant comme une balle en caoutchouc qui aurait été maintenue de force sous l’eau. Alexey Molchanov attrape la ligne et laisse s’échapper l’air. Il y va ensuite d’« inspirations actives », aspirant l’air frais à pleins poumons. Quand un plongeur perd connaissance, c’est généralement à ce moment-là.

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Photo : Daan Verhoeven

Une fois émergé, Alexey Molchanov a 15 secondes pour convaincre les juges qu’il va bien. Il doit garder ses voies respiratoires hors de l’eau. Montrer l’étiquette qu’il a rapportée des profondeurs. Et ne pas s’évanouir. Il peut cracher le sang d’un poumon déchiré. Avoir les lèvres bleues ou de la mousse rose sur celles-ci. Mais s’il respecte le protocole, la plongée est bonne.

Alexey Molchanov a l’air d’être en possession de ses moyens. Il reçoit un carton blanc des juges. La plongée est réussie. C’est un nouveau record du monde. La foule nombreuse, qu’on a dû implorer de ne pas mettre trop de poids sur le tuyau en PVC bordant la zone pour ne pas le faire couler, éclate de joie — et multiplie les éclaboussures.

Alors qu’Alexey Molchanov s’éloigne en nageant vers la plateforme de récupération, le chef de la sécurité lui crie jovialement : « Alexey, quel est ton secret ?! »

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Apprendre à maîtriser sa respiration est important, mais savoir dominer son esprit l’est tout autant. Le manque d’oxygène est après tout l’un des plus gros stress sur le plan physiologique que nous puissions vivre, affirme Alexey Molchanov. Lorsque chaque partie de notre corps commence à réclamer de l’air, nos peurs surgissent. La mort paraît plus proche. Notre pouls s’accélère. La panique s’installe. Chaque réaction que nous essayons de supprimer montre ses crocs. L’épreuve consiste à maîtriser nos réactions.

Pour Alexey Molchanov, le but est de plonger dans cette panique et de rester concentré, méditatif, même quand la difficulté augmente. C’est un test de foi : est-ce que je crois que j’aurai plus d’oxygène de l’autre côté de ce stress ? que je vais m’en sortir ? L’esprit humain s’aiguise en subissant ce test de foi, en passant finalement de l’autre côté, où il y a, semble-t-il, des réserves d’oxygène et un état encore plus profond de concentration, d’immobilité et de calme. « Apprendre à faire face, dit le plongeur, nous donne cette force mentale et cette concentration pour affronter d’autres défis qui surviennent dans notre vie. »

Alexey Molchanov a appris à jouer avec la perspective. « Je peux rendre toute cette plongée super difficile ou super réussie simplement en ayant une perspective différente. » Pour ramener son attention au moment présent et surmonter presque physiquement ses pensées, il entraîne son cerveau aussi fort qu’il peut entraîner son corps. « Je peux penser à l’avenir, au passé. Mais je peux aussi ramener mes pensées physiquement dans le moment présent. Comme pour un mouvement du bras, que tu tires vers l’arrière. » 

Après des milliers de plongées d’entraînement, le corps sait ce qu’il est censé faire, mais l’esprit menace toujours de s’égarer. La clé, selon Alexey Molchanov, est de le ramener physiquement. Ici. Maintenant. Platement. Une seule dimension. Pas même une ligne, mais un point. Rien devant ou derrière, au-dessus, au-dessous ou sur les côtés. Juste ça. Tout le monde peut y arriver.

Lors d’une grande compétition, au lieu de songer à l’importance de celle-ci, il se concentre sur le plaisir qu’il éprouve à plonger, le plaisir que lui procure le processus. « Je fais ce que j’aime et je sais comment le faire vraiment bien. Je me concentre sur tout ce plaisir-là. » 

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Ce plaisir-là. C’est ce qui lie tous les concurrents présents à Vertical Blue. Quand ils arrivent, les plongeurs partent à la découverte des merveilles marines par deux ou par petits groupes. Les plus sérieux viennent à Vertical Blue comme en pèlerinage dans cette île de 3 000 habitants — le village le plus proche du Trou bleu de Dean en compte 86. Il n’y a pas grand-chose à part les autres. Quelques restaurants, plus d’églises à fréquenter le dimanche que d’endroits où acheter de l’eau potable… Le temps peut être long si vous ne vous rassemblez pas. Mais ils le font toujours. C’est plus fort qu’eux. 

Pendant que j’attends qu’Alexey Molchanov se réveille de sa sieste un après-midi, son colocataire Arnaud Jerald (le nouveau détenteur du record du monde de plongée en poids constant bipalme, jusqu’à ce qu’Alexey Molchanov le batte cinq jours plus tard) insiste pour me préparer une omelette et une salade. Il vient de Marseille et séjourne dans cette maison près du trou bleu depuis un mois, pour s’entraîner et prendre des photos. Il a de grands projets, un plan pour inciter plus de commanditaires haut de gamme à soutenir la plongée. Il a récemment signé un partenariat avec Richard Mille, ce qui fait de lui l’un des rares apnéistes à être sous contrat avec une société d’horlogerie de luxe. Il me montre des photos que sa conjointe, Charlotte, vient de prendre alors qu’elle était sous l’eau et lui à la surface, où il apparaît en polo tandis qu’il marche près du trou bleu, comme s’il se trouvait sur une planète lointaine. Il veut que des commanditaires voient ce qu’il est possible de réaliser avec des plongeurs.

Un soir, dans un restaurant du front de mer, assis au bar et lisant un livre, je me retrouve entouré du tiers des plongeurs. Le genre de regroupements qui me plaisent. Nationalités et groupes d’âge différents. Un couple marié, un autre qui aimerait bien se marier. Je compte les pays représentés : Japon, Corée, Taïwan, Chili, Turquie, Italie, Slovénie, France, Tunisie et Mexique. Sur la plage, ce sont des concurrents, mais ce sont aussi des pères et des mères, des fils et des filles. Le jour, pendant qu’une plongeuse tchèque chasse les records, sa fille fait de l’apnée dans les eaux peu profondes. Le fils du détenteur du record national italien est en passe d’égaler le bronzage de son père. Il y a aussi des bébés, comme je n’en ai jamais vu dans l’eau. Des petits bébés nus qui piaillent dans les vagues. Quand on se rend aussi loin et qu’on y reste aussi longtemps, tout le monde suit.

Au restaurant, j’aide la meilleure plongeuse de Turquie, Şahika Ercümen, à trouver du poisson non frit dans le menu. Elle connaît Alexey Molchanov depuis qu’ils sont adolescents, « dans le temps où il avait des cheveux », lance-t-elle en souriant. « 2006, Tenerife. Natalia était là. On était enfants, et maintenant il a un bébé. » Ils ont fait leurs classes ensemble, vivent dans leurs coins du monde respectifs, mais quelques fois par an, il y a des occasions comme celles-ci, avec cette famille, où il s’agit simplement de « se forger des souvenirs ensemble », dit Şahika Ercümen. Elle a attrapé la COVID-19 en 2020 et était terrifiée, à cause de son asthme, de voir ce que cela ferait à ses poumons. En six plongées à l’été 2021, elle a établi cinq nouveaux records turcs.

Tout le mérite de cette réunion de famille annuelle va à William Trubridge, le fondateur de Vertical Blue. Alexey Molchanov battra finalement trois des quatre records du monde dans les épreuves de profondeur durant la compétition, mais le quatrième est toujours détenu par Trubridge, dans sa spécialité, la plongée en poids constant sans palmes. Cette épreuve est considérée comme la plus pure de toutes, car elle ressemble aux plongées que les humains font depuis des milliers d’années pour pêcher au harpon, ramasser des éponges et des perles ou explorer l’océan.

William Trubridge s’est installé à Long Island en 2006 pour s’entraîner. L’apnée et Vertical Blue ont connu un essor rapide : en 2010, il avait mis en place une compétition de classe mondiale. Puis en 2013, à la sixième édition seulement, la tragédie a frappé. L’Américain Nicholas Mevoli a été victime d’une hémorragie pulmonaire causée par la pression barométrique et est décédé à la clinique la plus proche. 

Lorsque je demande à William Trubridge ce que les reportages passés ont mal rendu, il réfléchit un instant : « Certains se sont concentrés sur les crachats de sang et les pertes de conscience. Cela fait partie du portrait, bien sûr, le risque existe. Mais c’est comme les sports automobiles : si vous mettez l’accent uniquement sur les accidents, vous ne raconterez pas l’histoire dans son intégralité. »

Les effets de la plongée à ces profondeurs jour après jour sont cumulatifs. Dans les poumons, dans les jambes, dans la tête. C’est une des raisons pour lesquelles les choses à la surface deviennent plus délicates à mesure que la compétition avance. Même Alexey Molchanov, la huitième journée, prend plus de temps que prévu pour sa plongée en bipalme. Il bat le record du monde d’Arnaud Jerald, mais le voir émerger ne serait-ce que quelques secondes après le temps prévu suffit à susciter un malaise chez le spectateur. 

Le neuvième jour, sept plongeurs n’atteignent pas leur objectif et cinq s’évanouissent. Alexey Molchanov, qui n’a plus rien à prouver, fait un tour d’honneur avec des palmes de loisir. William Trubridge, dans la cabine des commentateurs, donne ses impressions sur YouTube. « Alexey a été dans une forme incroyable pendant toute la compétition, affirme-t-il. Il est intouchable dans presque toutes les catégories à l’heure actuelle. »

***

Bien qu’il soit le meilleur apnéiste du monde, Alexey Molchanov tire l’essentiel de son revenu de l’entreprise familiale. Il a refusé toutes les propositions de commandite jusqu’à présent, attendant le moment où la plongée en apnée sera plus connue. De temps en temps, il participe à une épreuve à Dubaï, où le gagnant reçoit une voiture, qu’il vend ensuite. Ce sport a le potentiel d’être une vitrine pour les commanditaires de luxe, dit-il, mais c’est lent. Et donc, pour l’instant, chacun fait sa propre affaire. (La Slovène Alenka Artnik, qui compte parmi les meilleurs plongeurs de la planète, est commanditée, entre autres, par un port et la police slovène.) Alexey Molchanov sait que l’avenir se forgera sur plusieurs fronts.

D’abord, en instaurant une tournée mondiale, comme celles de la formule 1 ou de l’ATP. Les épreuves se dérouleraient sur ces côtes et fronts d’île du monde entier, dans ces anses magnifiques, juste assez profondes pour des tentatives de record et pour permettre à quelques yachts d’y jeter l’ancre. Il suffirait d’un milliardaire qui financerait une série de Grands Prix, d’un fabricant de voitures de luxe qui commanditerait une saison de 10 compétitions en Méditerranée, d’un documentaire viral sur Netflix pour que l’apnée connaisse une croissance exponentielle.

Deuxièmement, en misant sur les événements amateurs. « Pourquoi les gens courent-ils des marathons et participent-ils à des triathlons ? demande Alexey Molchanov. Pas pour devenir un champion national ou un champion du monde. Ils le font pour être en meilleure santé, structurer leur vie et se sentir progresser. » Il suffit d’écouter un plongeur décrire la vue qu’il a du soleil, du ciel et des dégradés de bleu lorsqu’il est à une centaine de mètres sous la surface pour imaginer des novices s’entraînant à partir de zéro.

Troisièmement, en développant le réseau des écoles et studios de plongée en apnée. Les écoles sont encore aujourd’hui surtout installées le long des côtes. Alexey Molchanov veut en ouvrir principalement dans les villes. « J’aime le concept d’une école dans une ville animée, où les gens ont besoin d’aide pour se calmer et trouver un équilibre. » L’établissement de Moscou est un succès auprès des cadres d’entreprise, des entrepreneurs et des gens ordinaires. Sa prochaine cible ? New York. Si William Trubridge a été le gardien de l’esprit de l’apnée pendant toutes ces années, Alexey Molchanov pourrait devenir le gardien de sa viabilité commerciale. Le premier a fait de grandes choses pour développer ce type de plongée, resté une niche. Alexey Molchanov a l’ambition d’en faire un sport grâce auquel ses amis et concurrents pourront gagner de l’argent, de le structurer pour la génération suivante.

Le jour de mon arrivée aux Bahamas, je suis allé plusieurs fois au trou bleu, puis toute la semaine encore et encore, pour observer des plongeurs ou pour m’asseoir sur la plage avec les habitants qui faisaient griller des fruits de mer tout près. Juste pour regarder ces bleus sous la lumière changeante. Le premier soir, j’y suis retourné sur un coup de tête à la tombée de la nuit et j’ai rencontré par hasard sur le stationnement sablonneux notre héros, vêtu d’un Speedo, qui s’en allait vers la plage.

Sa mère est morte en apnée dans des eaux bien moins profondes. Un homme a perdu la vie à cet endroit même. Tout ce bruit était sans importance pour Alexey Molchanov. 

Je ne pensais pas voir Alexey Molchanov ce soir-là, mais si je l’avais prévu, je me serais attendu à le trouver en pleine préparation, presque monacale, pour un nouveau record du monde. Or, sa femme et son fils en bas âge étaient avec lui, en train de nager près du trou bleu. Alexey Molchanov, le plus redoutable de tous les apnéistes, barbotait dans l’eau. J’étais stupéfait. C’était comme si je voyais Roger Federer frapper des balles avec ses enfants sur le court central la veille d’une finale. Il n’y avait aucune anxiété, aucun stress, aucune peur.

Sa mère est morte en apnée dans des eaux bien moins profondes que celles-ci, à l’autre bout de la planète. Un homme a perdu la vie à cet endroit même, il y a quelques années. Tout ce bruit était sans importance pour Alexey Molchanov. Ce n’était pas opportun. L’athlète a des idées ambitieuses pour ce sport, mais quand le moment l’exige, il est doué pour réduire la distance focale à pratiquement zéro. C’est son grand don. Ce qui lui permet d’aller plus loin que quiconque en une seule respiration. De faire en sorte que tout ce qu’il y a dans le monde est ce qui se trouve en face de lui. Et ce soir-là, le monde était juste ça. Homme. Femme. Bébé. Trou bleu.

Photo : Daan Verhoeven

(La version originale de cet article est parue dans GQ.)

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