Jérémie Gauthier-Lacasse surfe environ 300 jours par année à Montréal. Ni le froid ni l’achalandage intense pendant les canicules ne l’empêchent de poser sa planche sur les eaux agitées du fleuve Saint-Laurent, à la hauteur du parc des Rapides, dans l’arrondissement de LaSalle. Ou encore derrière Habitat 67, dans une autre section tumultueuse du fleuve appelée courant Sainte-Marie.
Dans son appartement du quartier Verdun, où les planches de surf se comptent par dizaines, ce professeur d’éducation physique de 30 ans enfile sa combinaison pour la réchauffer en cet avant-midi de janvier. Un trajet en camionnette de 10 minutes et le surfeur aux cheveux rasés teints blonds sera dans son petit coin de paradis : la vague à Guy (nommée en l’honneur d’un kayakiste qui la chevauchait dès les années 1970).
L’hiver, il n’y a pas foule. Mais les samedis ensoleillés d’été, ils peuvent être plus d’une cinquantaine à attendre leur tour sous le regard des curieux. Selon les plus récentes données d’Eau vive Québec, l’organisme qui chapeaute les sports et activités nautiques dans la province, Montréal accueillait en 2016 quelque 20 000 surfeurs. Un nombre en forte croissance, d’après les adeptes rencontrés.
« Quand tu as juste deux heures pour aller surfer, le temps d’arriver et de t’installer, tu vas pouvoir passer une seule fois », déplore Jérémie Gauthier-Lacasse.
Un petit groupe a donc fondé au printemps 2022 l’association Surf Grand Montréal, dont il est le vice-président. Le but de l’organisme, composé d’un peu plus de 360 membres : promouvoir de bonnes pratiques, mais aussi convaincre la Ville de créer de nouvelles vagues. Car il y en a bien quelques autres, notamment une dans les rapides de Lachine, mais elles ne sont guère accessibles, voire dangereuses. Et certaines, bien éphémères, n’existent que lors des crues printanières.
Quand Jérémie Gauthier-Lacasse a commencé à surfer, il y a une douzaine d’années, les cours donnés à LaSalle et à la Cité-du-Havre depuis 2004 avaient déjà contribué à faire connaître le surf de rivière. Toutefois, raconte-t-il, l’émergence des réseaux sociaux a fait exploser l’intérêt. Des communautés se sont formées sur Facebook, comme le groupe Vague à Guy 2.0, qui rassemble plus de 2 200 membres.
L’activité a aussi profité de la popularité du surf traditionnel, qui a connu un engouement croissant dans le monde ces 20 dernières années, jusqu’à devenir une discipline olympique en 2020. Au Québec, des entreprises liées au surf ont surgi de la Côte-Nord à Montréal — des boutiques spécialisées, mais également deux centres intérieurs, à Laval en 2010 et à Brossard en 2014. Les vidéos de la maison de production OuiSurf, qui comptent des dizaines de milliers de vues sur les réseaux sociaux, et sa série télé, présentée durant trois saisons sur la chaîne Évasion, ont elles aussi contribué à la promotion du sport au Québec.
Le surf de rivière, apparu dans les années 1970 sur la vague artificielle Eisbachwelle, en Allemagne, n’est pas unique à Montréal. Il s’en fait aussi à Gatineau, entre autres, où une association a été créée en 2018. Mais la métropole se distingue par la qualité de ses vagues, en raison du fort débit du fleuve Saint-Laurent, et leur accessibilité.
Pour que se forme ce que les surfeurs appellent une vague éternelle, ou stationnaire, il doit en effet y avoir une dépression dans le lit d’un cours d’eau, qui permet à l’eau de s’écouler à haute vitesse et de gagner en énergie. Lorsqu’elle rencontre une résistance, des roches, par exemple, elle remonte à la surface à contre-courant. Cette résistance peut être naturelle, comme à la vague à Guy, ou artificielle, dans le cas des vagues entièrement fabriquées, comme celles que réclament de nombreux surfeurs.
De la rive, on peut entendre le bruit sourd des morceaux de glace qui percutent la planche de Jérémie Gauthier-Lacasse. Quand les conditions sont bonnes, il peut rester plus d’une heure debout, à exécuter une sorte de danse pour demeurer en équilibre sur la vague qui, elle, ne se fatigue jamais. « J’ai des écouteurs à l’épreuve de l’eau. Je me mets du beat et je suis parti. Je regarde la neige tomber, c’est méditatif pour moi. »
Officiellement, la Ville de Montréal interdit la pratique d’activités nautiques dans le fleuve du 16 octobre au 30 avril. Aucun surfeur inexpérimenté ne devrait y aller seul, et encore moins l’hiver, dit le vice-président de Surf Grand Montréal. Lui-même est conscient des risques qu’il prend, bien que la pratique du sport soit plus sécuritaire qu’auparavant à LaSalle, notamment parce que la Ville de Montréal a investi deux millions de dollars dans le réaménagement de la rive en 2021, ajoutant des mises à l’eau et des sorties pour le surf, le kayak et la planche à pagaie.

L’accès à la vague d’Habitat 67 est pour sa part nettement plus périlleux. Les surfeurs doivent marcher à la queue leu leu, en évitant les racines des arbres. Le sentier longe une clôture en métal le séparant des terrains de l’emblème architectural de l’Expo 67. Des surfeurs ont accroché des cordes aux arbres et à la clôture pour descendre jusqu’au bord de l’eau, et ont creusé des marches dans la pente escarpée. Des affiches de l’arrondissement de Ville-Marie mettent en garde ceux qui souhaitent s’y aventurer. Dans son Plan nature et sports, intégré au plan stratégique 2030, la Ville de Montréal prévoit toutefois « développer, réhabiliter et sécuriser les sites des vagues éternelles ».
S’il y a autant de personnes qui surfent à Montréal, c’est en grande partie grâce à Corran Addison, 54 ans, et à Hugo Lavictoire, 50 ans, tous deux d’abord kayakistes — le premier a participé aux Jeux olympiques de Barcelone en 1992, tandis que le second a fondé en 1995 Kayak sans frontières (KSF), une entreprise offrant des cours de sports nautiques. Ils ont été les premiers à enseigner l’art du surf à Montréal, à partir de 2004.
Pour Anne-Marie Paquet, ce fut une révélation. À l’été 2020, la trentenaire, atteinte d’une paralysie cérébrale qui limite les mouvements du haut de son corps, s’inscrivait à un cours à KSF. « Une semaine après, je me suis acheté une planche. » En juin 2022, elle rejoignait l’équipe paralympique canadienne.
Un surfeur peut rapidement développer ses habiletés en surf de rivière, explique Hugo Lavictoire. « On peut surfer beaucoup plus longtemps [qu’en océan], et s’améliorer. »
L’achalandage est cependant tel que le propriétaire de KSF accepte deux fois moins d’inscriptions depuis 2020, pour ne pas surcharger davantage les vagues. La création de nouvelles zones sera cruciale pour l’essor du sport dans la métropole, selon lui.
D’ailleurs, Hugo Lavictoire portait un projet de surf sous l’ancien pont Champlain avec Eau vive Québec, avant que la pandémie vienne contrecarrer les plans. Différentes propositions ont été envisagées par le passé à Montréal, de même qu’à Sherbrooke, à Salaberry-de-Valleyfield et au Saguenay–Lac-Saint-Jean, mais toutes sont mortes dans l’œuf, faute de financement ou d’études de faisabilité concluantes.
Surf Grand Montréal, qui travaille à recenser des lieux potentiels, fonde de grands espoirs sur la pointe du parc René-Lévesque à Lachine.
En 2020, après la fermeture de son port de plaisance en raison de la détérioration des berges et des installations, l’arrondissement a annoncé son intention de transformer l’endroit en pôle nautique, qui comprendra entre autres des aires de baignade. Lors de la consultation publique virtuelle tenue à l’été 2021, de nombreux surfeurs ont demandé à l’arrondissement d’y greffer une vague éternelle. Selon la mairesse de Lachine, Maja Vodanovic, cet ajout pourrait cadrer avec la proposition de sa formation. C’est toutefois avec le « paddle out » en août 2022, un événement qui a réuni près de 200 surfeurs, que l’association est venue capter l’attention de la mairesse.
C’est sur l’éperon, une structure de métal et de béton qui sert à couper le courant pour la marina, qu’une vague éternelle serait créée. Plusieurs configurations sont possibles, soit un fond de roches ou de béton, ou un système plus complexe utilisant un moteur ou une pompe. La réalisation se ferait en même temps que les travaux de réaménagement des berges, censés s’échelonner de 2026 à 2028 et en partie financés par le gouvernement fédéral. Pour que la vague puisse être intégrée aux plans et devis, Surf Grand Montréal devra déposer une étude de faisabilité d’ici la fin de l’année 2023.
La Fondation Rivières, qui œuvre à la préservation de l’état naturel des cours d’eau au Québec, n’est pas contre l’idée. « C’est un beau projet en soi, s’il se concrétise dans le respect des meilleures normes environnementales », précise Sophie Lachance, porte-parole de l’organisme, qui siège également au conseil d’administration de Surf Grand Montréal. La Fondation se prononcera plus clairement lorsque les études d’impact environnemental seront réalisées.
« On peut créer des vagues en milieu naturel avec un minimum d’impacts », assure Neil Egsgard, président de l’Association du surf de rivière de l’Alberta et de Surf Anywhere, un organisme sans but lucratif qui se spécialise dans la création de vagues partout dans le monde. « Il y a même un bénéfice à reconnecter les gens aux berges », ajoute-t-il.
Tourisme Montréal affirme vouloir soutenir davantage les surfeurs dans leurs initiatives. « Quand les touristes arrivent par avion, ils voient qu’on est entourés d’eau, mais ils ne le sentent pas sur place », dit Manuela Goya, vice-présidente au développement de la destination et aux affaires publiques. « Ça correspond parfaitement à ce qu’on veut faire de Montréal, c’est-à-dire un terrain de jeu où tout est possible. »
Cet article a été publié dans le numéro de mai 2023 de L’actualité, sous le titre « Surfer en ville ».