
Après avoir sorti une ribambelle de défenseurs offensifs de son organisation depuis un an, le Canadien vient de payer le prix fort pour acquérir un défenseur défensif. Le geste est contre-intuitif, admettons-le.
Karl Alzner est un sympathique colosse de l’Ouest qui pratique son métier de défenseur à la manière de Don Cherry. Il ne prend pas de risques, joue dur, « reste à la maison » pendant que ses coéquipiers volages partent à l’attaque. Un défenseur typique… pour peu qu’on soit resté dans les années 1990.
Les défensives contemporaines sont en effet dominées par des arrières mobiles, habiles à passer et à transporter la rondelle. Depuis un an, seul David Schlemko ressemble vaguement à un joueur de ce type chez le Tricolore.
Mais Alzner n’est pas pour autant le fils spirituel de Hal Gill. Le chroniqueur Mike Kelly a publié une courte analyse statistique de ses performances sur Twitter :
https://twitter.com/MikeKellyNHL/status/881193922583810048
Celle-ci est fort flatteuse pour Alzner, qui est présenté comme un défenseur fiable, durable, qui ne prend pas de risques inutiles. Plus encore, Kelly met l’emphase sur la capacité d’Alzner de compléter des jeux avec la rondelle, ce qui, admettons-le, serait un changement bienvenu après le départ d’Alexei Emelin.
Mais si ces données sont à première vue convaincantes, lorsqu’on creuse un peu, on constate à quel point elles cachent davantage que ce qu’elles révèlent. Décortiquons.
Kelly nous sort trois données :
- le taux de possessions réussies en zone défensive ;
- le taux de passes en sortie de zone réussies ;
- le taux de revirements causés en zone défensive.
En surface, on pourrait s’écrier : « Wahou ! Un gars fiable qui va aider la défensive ! »
Cependant, le fait qu’on ne parle ici que des pourcentages de réussite lance un signal d’alarme, parce qu’on ne parle pas du volume des actions. Et lorsqu’il est question des sorties de zone (l’aspect le plus important), on ne parle que des passes, alors que les plus payantes de ces sorties de zone se font en transportant la rondelle.
Bref, les données de Kelly occultent précisément ce qui manque au Canadien.
Je ne sais pas d’où il sort ses chiffres, mais j’ai moi-même décortiqué 38 matchs du Canadien au cours de la dernière saison. Dans chacune de ces parties, j’ai notamment considéré le jeu de transition d’une zone à l’autre. Pour les sorties de zone défensive, j’ai rassemblé les données en trois catégories : dégagements, passes, transports de rondelle.
Mes données indiquent que 85 % des sorties contrôlées permettent de garder possession de la rondelle, alors qu’un peu moins de 40 % des dégagements le font (toutes les données concernent le jeu à 5 contre 5).

Dans ce contexte, qu’est-ce qu’un défenseur « fiable » ? Les données ci-dessus nous indiquent que les dégagements sont bien plus risqués que les sorties contrôlées. Lorsqu’on dégage la rondelle, on la redonne à l’adversaire plus de la moitié du temps.
Mais il y a plus. Je vous ai présenté toutes les tentatives de sorties de zone, celles qui ont réussi comme celles qui ont échoué. Si on regarde ces mêmes tentatives, mais qu’on cherche à connaître les taux de réussite, l’échelle sur laquelle on peut classer la fiabilité des sorties de zone est encore plus évidente : le taux de réussite s’élève à 80 % des dégagements et des passes tentées et à… 98 % pour les transports.
Ce sont mes compilations personnelles et il est possible qu’une autre personne arrive à des pourcentages différents. Mon argument, ici, ne porte pas sur le seuil précis des pourcentages exprimés, mais plutôt sur le fait que ces seuils laissent fortement entendre que la façon la plus productive de sortir la rondelle du territoire est de le faire en la contrôlant. Et, contrôle pour contrôle, c’est en la transportant qu’on a le plus de chances d’y arriver.
Ce constat est contre-intuitif, parce que les commentateurs qui façonnent notre vision du sport s’échinent depuis des décennies à nous expliquer qu’à moins d’être Bobby Orr, c’est courir un risque inutile que de transporter le disque lorsqu’on est un défenseur.
Le profil des défenseurs du Canadien est, vu par cette lorgnette, bien différent de ce qu’on entend habituellement.

Shea Weber est le prototype même du défenseur traditionnel qui ne prend pas de risques inutiles. Entendre par là qu’il refile la rondelle à un collègue s’il n’a pas d’option de passe intéressante, et ne patine presque jamais avec le disque. Il a d’autres qualités, mais les sorties de zone ne sont pas un point saillant de son jeu. Il est efficace, mais il ne fournit pas un gros volume de sorties de zone.
Alexei Emelin était le pire de la bande : une tonne de dégagements, peu de passes et peu de transports. Nathan Beaulieu, qu’on a donc présenté comme peu fiable, rachetait beaucoup de ses carences en transportant des rondelles en zone neutre.
Avec les départs de Beaulieu, Markov et même Pateryn, un fort volume de rondelles devront trouver le moyen de sortir autrement. Et c’est pourquoi on doit faire attention aux statistiques flatteuses comme celles d’Alzner. On comprend que le style de ce dernier s’apparente davantage à celui de Weber, ce qui laisse entendre qu’il sera efficace avec la rondelle, mais qu’en sa présence les tâches de ses coéquipiers s’alourdiront en sortie de zone.
Bergevin peut encore ramener Markov. Son entraîneur, Claude Julien, peut modifier le système de jeu de l’équipe pour s’appuyer plus systématiquement sur les attaquants en sorties de zone. Cette stratégie, après tout, a été utilisée par Mike Sullivan à Pittsburgh, en route vers la conquête des deux dernières coupes Stanley. Mais Claude Julien n’a pas, dans son groupe d’attaquants, de joueurs de la trempe de Crosby ou de Malkin.
L’avenir nous dira ce qu’Alzner peut réellement apporter à sa nouvelle équipe, mais il semble d’ores et déjà clair que son style ne permet pas de compenser les départs survenus depuis un an. De fait, il accentue la transformation entreprise avec l’arrivée de Weber vers une brigade plus lourde, plus lente, plus robuste et surtout, moins impliquée dans la relance de l’attaque.
Ce qui me mène à penser qu’on vient, au mieux, de faire un (coûteux) pas de côté. L’été n’est pas encore terminé.