Difficulté de retrouver comment une décision a été prise, impossibilité de répondre à une requête en cas d’enquête ou de demande d’accès à l’information, prise de décision à deux ou en petits groupes, sans les conseils de fonctionnaires : les discussions tenues en dehors des canaux de communication officiels, sans préservation de ce qui a été dit, nuisent à la transparence de l’État et posent leur lot de problèmes pour les institutions publiques.
La préservation des communications et des documents dans la fonction publique au Québec est encadrée par la Loi sur les archives, qui oblige les organismes publics à établir avec Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) un calendrier de conservation, et à le tenir à jour.
Au cours des dernières décennies, les écrits comme les lettres étaient habituellement conservés, mais les appels téléphoniques, souvent à caractère moins officiel, ne l’étaient pas. Quand les courriels se sont imposés dans l’administration publique, ceux-ci ont été considérés comme l’équivalent des lettres, et des orientations détaillées pour leur gestion documentaire ont été mises en place.
Des moyens de communication qui évoluent
En 2022, la situation est toutefois de plus en plus floue. « Actuellement, les conversations par textos ne figurent pas parmi les enregistrements institutionnels, contrairement aux courriels », explique Claire-Hélène Lengellé, de la Direction des communications et des relations publiques à BAnQ. La fréquence de leur utilisation est d’ailleurs difficile à évaluer pour cette raison. Il en va de même pour les autres moyens de communication dont l’usage a explosé depuis l’arrivée des téléphones intelligents, des applications de messagerie comme Messenger aux messages privés sur Twitter.
C’est pour cela que la ministre LeBel a pu effacer les textos de sa correspondance avec le ministre fédéral Dominic LeBlanc, comme le révélait Radio-Canada au début du mois.
Même si les nouveaux modes de communication ne sont pas aussi bien encadrés que le courriel, ils sont néanmoins couverts par la loi, précise Daniel J. Caron, professeur à l’École nationale d’administration publique (ENAP) et titulaire de la Chaire de recherche en exploitation des ressources informationnelles.
« Si un fonctionnaire ou un ministre considère qu’une information est utile à l’organisation, il doit en garder une trace, peu importe qu’il s’agisse d’une conversation par textos ou par télépathie ! » illustre-t-il.
En pratique, le manque de consignes claires et de rigueur documentaire fait que ces nouveaux modes de communication peuvent fréquemment être oubliés dans l’archivage des informations. Il faut aussi mentionner que ces conversations sont souvent difficiles à sauvegarder automatiquement. L’exportation des textos d’un iPhone nécessite par exemple l’installation d’un logiciel spécialisé et ne peut être effectuée à distance, sans que le téléphone soit branché à un ordinateur.
« On a un peu perdu la maîtrise de la situation », résume Daniel J. Caron.
Pas seulement au Québec
La question des textos ou des messages instantanés dans la fonction publique n’est pas unique au Québec.
Au Royaume-Uni, le groupe de réflexion Institute for Government a par exemple publié en mars un rapport sur l’usage de l’application de messagerie WhatsApp chez les députés et fonctionnaires britanniques. Sa conclusion : le service est abondamment utilisé, par jusqu’à 31 % des employés dans certains ministères, mais peu encadré.
Les dangers liés à l’utilisation de la plateforme (prise de décisions en petits groupes, manque d’archivage, etc.) ne sont pas nouveaux. Les gouvernements ont toujours travaillé dans un mélange d’officiel et d’officieux. « Avec sa vitesse et son omniprésence, WhatsApp a cependant accentué les façons de faire non officielles, et a exacerbé leurs problèmes », soulignent les auteurs du rapport.
Le groupe de réflexion propose notamment de mettre en place des balises pour que les conversations WhatsApp importantes soient archivées, mais aussi pour qu’elles ne nuisent pas à la prise de décisions éclairées (les groupes de discussion devraient inclure les mêmes personnes que lors d’une réunion, par exemple). Toutefois, il conseille d’abord de ne pas utiliser l’outil pour les communications officielles, ce qui est également la suggestion de BAnQ par rapport aux textos.
Une réflexion nécessaire
Une révision des politiques d’archivage sera nécessaire, « étant donné l’évolution des modes de communication ainsi que des mécanismes de gestion et de préservation de l’information numérique gouvernementale », estime Claire-Hélène Lengellé.
Revoir les façons de faire ne signifie évidemment pas de revenir aux lettres avec copies carbone. Bannir les nouveaux moyens de communication serait d’ailleurs non seulement irréaliste, mais indésirable. Après tout, les technologies peuvent aussi s’avérer avantageuses.
Par exemple, en plus d’offrir la rapidité et la convivialité d’une conversation téléphonique, une application bien choisie permet de conserver une trace de ce qui a été dit, et de l’archiver si on le souhaite. Des participants peuvent également être ajoutés à une conversation, et ceux-ci sont ensuite capables de se mettre à jour par rapport aux propos tenus avant leur arrivée.
L’essentiel est de trouver les bonnes balises pour s’assurer que les avantages de ces modes de communication sont plus importants que leurs inconvénients.
Daniel J. Caron n’est pas favorable à une sauvegarde systématique de tous les échanges, mais une telle option pourrait aussi être considérée (même les appels à partir d’un cellulaire peuvent maintenant être enregistrés et transcrits automatiquement). Un espace de délibération privé est nécessaire pour l’État, ce dont il est difficile de disposer quand absolument tout est archivé, mais ces conversations pourraient être rendues publiques après seulement 25 ans, par exemple.
D’ailleurs, certaines technologies permettent désormais de retrouver aisément des informations archivées, notamment grâce à l’intelligence artificielle. Une gestion des documents qui prendrait en considération ces nouveaux outils, en favorisant la sauvegarde des informations dans des formats faciles à lire pour un ordinateur et indexés pour ces recherches, permettrait d’améliorer l’efficacité de l’archivage des échanges dans la fonction publique.
La réflexion ne doit pas être que technologique, selon Daniel J. Caron. « Technologies, accès à l’information, gestion documentaire… On a besoin d’une réflexion cohérente et que tous ces éléments soient considérés », note-t-il.
Une bonne gestion des documents est inutile si les informations importantes ne sont pas archivées, et une bonne loi d’accès à l’information est d’un intérêt limité si les documents recherchés ne peuvent être retrouvés, ce qui est souvent le cas en ce moment, explique-t-il.
Les façons dont on communique ont changé. Une réflexion de fond s’impose par rapport à ces nouveaux moyens de communication et à l’archivage des informations.