Alors que Facebook et Google ont bâti des empires grâce aux données personnelles de leurs utilisateurs, Apple opte depuis quelques années pour la stratégie inverse. Elle se porte à la défense de la vie privée en mettant en avant un modèle d’affaires qui n’est pas dépendant des données amassées, puisqu’il n’est pas lié à la gratuité.
Cette semaine seulement, l’entreprise a dévoilé des dizaines de nouveautés liées à la vie privée lors d’une conférence annuelle pour ses développeurs, la Worldwide Developers Conference (WWDC). En analysant les différentes annonces de plus près, on peut dégager certaines tendances.
Le clou dans le cercueil des publicités ciblées
Apple avait déjà déclaré la guerre aux publicités ciblées avec le lancement, plus tôt cette année, d’une fonctionnalité permettant aux utilisateurs de choisir les applications qui peuvent suivre leurs activités en ligne d’un logiciel à l’autre. À elle seule, cette mesure risque de réduire les revenus publicitaires de Google et de Facebook d’environ 30 milliards de dollars en 2021.
Comme on l’expliquait en avril, certains publicitaires travaillaient toutefois à contourner les restrictions d’Apple, en identifiant ses utilisateurs autrement, notamment grâce à leur adresse IP, un code unique auquel il est possible de recourir pour retrouver quelqu’un sur Internet.
Leurs efforts pourraient être vains, puisque Apple a dévoilé quelques fonctionnalités à la WWDC pour masquer les adresses IP de ceux qui utilisent un iPhone, un iPad ou un Mac. À l’heure actuelle, l’auteur d’un courriel peut connaître l’adresse IP des personnes qui ouvrent le message. C’est utile pour les publicitaires, qui jugent la performance de leurs infolettres commerciales en analysant notamment la position géographique des personnes qui les ouvrent, ainsi que le moment où ces messages sont ouverts et le nombre de fois où ils sont lus. Or, le logiciel Mail, dont une mise à jour est prévue à l’automne 2021, bloquera désormais l’adresse IP des destinataires qui ouvrent les courriels, de même que les statistiques d’ouverture.
L’adresse IP des utilisateurs sera aussi masquée, dans certains cas, sur le Web. Avec le navigateur Safari, la fonction iCloud Private Relay transférera les requêtes Web vers deux serveurs successivement, un appartenant à Apple et l’autre à une entreprise tierce (qui n’a pas encore été dévoilée). Sans trop entrer dans les détails techniques, le stratagème permettra de masquer votre adresse IP, en la remplaçant par une adresse temporaire. Ni les sites visités, ni votre fournisseur d’accès Internet, ni Apple ne pourront connaître votre historique et vous cibler par la suite. Notons toutefois que cette fonctionnalité payante (voir plus loin) ne sera pas offerte dans certains pays, comme la Chine, où les principes d’Apple sur la vie privée entrent de plus en plus souvent en contradiction avec les exigences du gouvernement totalitaire.
Mieux informer l’utilisateur
Apple avait déjà commencé, l’année dernière, à mieux informer ses utilisateurs à propos des données et permissions demandées par les applis offertes sur l’App Store. L’entreprise poussera le concept encore plus loin vers la fin de 2021, en publiant un rapport sur la vie privée lié à vos applications.
L’App Privacy Report, qui sera accessible dans les paramètres de votre iPhone ou de votre iPad, indiquera par exemple à quelle fréquence les applications consultent vos contacts, demandent votre emplacement géographique ou écoutent votre microphone.
Ainsi, même si vous permettez à une application d’utiliser votre microphone le temps de faire un karaoké, vous ne voulez pas forcément qu’elle écoute ce que vous dites dans votre vie de tous les jours. Les rapports sur la vie privée devraient vous confirmer si c’est le cas.
Paierez-vous pour protéger votre vie privée ?
Pour Apple, défendre la vie privée de ses clients était jusqu’ici une pratique doublement payante.
D’un côté, c’est une incitation de plus à acheter ses produits. Apple a par exemple annoncé à la WWDC que son assistant vocal Siri analyserait désormais ce que vous lui dites sur l’iPad et l’iPhone directement, et non dans le nuage, comme c’était le cas auparavant. Aucun enregistrement audio ne sera donc sauvegardé (et transféré aux autorités policières si un juge l’exige, par exemple). Pour certains, ce sera un argument de vente supplémentaire.
De l’autre, l’entreprise obtient de l’argent des applications qui offrent des services payants (que ce soit au moment de l’achat ou avec des achats intégrés), mais pas de celles qui se financent grâce à de la publicité. Chaque attaque basée sur le modèle publicitaire actuel encourage plus d’entreprises à opter pour un modèle payant, ce qui garnit les coffres d’Apple.
La vie privée sera désormais triplement profitable, puisque Apple a adopté une autre stratégie à la WWDC : offrir des services payants liés à la vie privée.
La fonctionnalité Private Relay, celle qui masque votre adresse IP sur le Web, sera en effet offerte seulement aux abonnés du service iCloud+ (c’est-à-dire aux utilisateurs qui paient — de 1,29 $ à 12,99 $ par mois — pour avoir de l’espace de stockage iCloud). Si vous vous contentez des 5 Go gratuits offerts avec votre iPhone, vous n’y aurez pas accès.
Le son de cloche est le même avec Hide My Mail, une nouvelle fonctionnalité qui permettra à l’automne de masquer votre courriel lorsque vous vous inscrirez à un service en ligne en lequel vous n’avez pas parfaitement confiance. Au lieu de lui fournir votre courriel, vous pourrez utiliser une adresse iCloud générée par Apple, qui transférera ensuite vos communications vers votre véritable courriel. Si cette adresse commence à recevoir des pourriels, vous n’aurez plus qu’à l’effacer pour ne plus être gêné. Tout comme Private Relay, Hide My Mail sera offert uniquement aux abonnés payants d’iCloud.
La nécessité de payer pour ces services n’a rien d’embêtant. Dans les deux cas, offrir ces fonctionnalités coûte de l’argent à Apple (et quand c’est gratuit, c’est trop cher, après tout). Cela marque toutefois un changement d’attitude important. La vie privée n’est plus qu’une façon de se démarquer et de vendre des appareils. C’est aussi potentiellement une source directe de revenus supplémentaires.
Les entreprises technos font souvent le pari — et l’histoire des 20 dernières années leur donne raison — que les utilisateurs sont prêts à donner leurs informations privées contre des services gratuits. Les succès (ou insuccès) des nouveaux services d’Apple pourront nous permettre de confirmer si l’inverse est maintenant vrai.