J’ai beau avoir entendu « Riders on the Storm », des Doors, un millier de fois lorsque j’étais adolescent, la pièce que j’écoute en ce moment n’a rien à voir avec la version à laquelle je suis habitué. La pluie qu’on entend en ouverture semble tomber tout autour de moi. Quand Ray Manzarek attaque le morceau au clavier, la musique m’entoure, comme si mon casque avait disparu et que j’écoutais la bande sonore de ma vie. Quand Jim Morrison commence à chanter, j’ai l’impression qu’il est là, avec moi.
Cette version de « Riders on the Storm » a été remixée pour Dolby Atmos, la marque de commerce d’un format qui gagne en popularité depuis une dizaine d’années dans les cinémas, et qui est de plus en plus utilisé en musique. Si vous avez récemment écouté un nouvel album d’un artiste international ou une réédition d’un disque passé à l’histoire (Abbey Road, des Beatles, Tattoo You, des Rolling Stones, ou même Spice, des Spice Girls), il y a de bonnes chances que vous ayez pu choisir une version enregistrée avec la spatialisation sonore (communément appelée « audio spatial » ou « audio 3D »). Divers formats peuvent créer l’illusion de la localisation des sons dans l’espace environnant, mais Dolby Atmos est celui qui s’est imposé dans l’industrie. « Il y a un très gros engouement pour Dolby Atmos dans les grands studios », constate Marc Thériault, propriétaire et ingénieur en chef du studio Le Lab Mastering, à Montréal.
La façon de profiter de la technologie varie selon les artistes. « Il y a encore beaucoup d’exploration », confirme Marc Thériault, qui depuis le début de la pandémie s’est spécialisé en Dolby Atmos. Certains désirent par exemple que l’auditeur se sente sur la scène, au milieu des instruments, tandis que d’autres veulent qu’il ait l’impression d’être dans un auditorium à la sonorité parfaite.
Les grandes maisons internationales ont à peu près toutes adopté la technologie, mais les plus petites étiquettes tardent à le faire. Au Québec, seuls quelques artistes, qui ont souvent en commun d’être sous contrat avec des étiquettes internationales, ont lancé des albums en Dolby Atmos — comme Charlotte Cardin chez Atlantic. Produire un disque en Dolby Atmos n’est pas particulièrement cher. Si la musique a été bien enregistrée (avec un microphone pour chaque instrument, par exemple), une journée ou deux de studio à environ 1 000 dollars par jour suffisent pour un album. Sauf que, dans un marché comme le Québec, chaque dépense supplémentaire représente un risque pour les producteurs. « La rentabilité est difficile à atteindre au Québec », dit Jacynthe Plamondon-Émond, PDG d’InTempo Musique, une entreprise d’experts-conseils pour l’industrie de la musique.
L’étiquette québécoise de musique classique Analekta lancera en février son premier disque en Dolby Atmos, Elle, qui souligne le 25e anniversaire de l’orchestre La Pietà, d’Angèle Dubeau. « Ça fait deux ans qu’on enregistre en prévision de Dolby Atmos, avec notamment plus de microphones que d’habitude, mais on attendait que ce soit le bon moment pour lancer un album », précise la directrice générale d’Analekta, Julie M. Fournier.
Un des éléments qui expliquent l’engouement pour Dolby Atmos est l’arrivée du format, à l’été 2021, sur Apple Music, qui joue par défaut la version Dolby Atmos lorsqu’elle existe, et ce, sans frais supplémentaires.
J’ai eu la chance d’essayer, au studio Le Lab Mastering, le système audio parfait pour profiter de l’expérience, avec une douzaine de haut-parleurs qui dirigeaient la musique vers moi : un caisson des graves, sept haut-parleurs tout autour de moi et quatre placés en hauteur. Il n’est toutefois pas nécessaire de disposer d’un tel équipement à la maison. L’effet 3D peut être reproduit avec de simples écouteurs, peu importe leur marque et leur qualité (sur iOS, vous devrez cependant aller dans les paramètres pour activer la fonction avec des écouteurs qui ne sont pas d’Apple). Si vous écoutez Charlotte Cardin sur Apple Music, TIDAL HiFi ou Amazon Music Unlimited, vous allez entendre le mixage Dolby Atmos. Si vous écoutez le même album sur Spotify, vous allez entendre les pièces en stéréo, car Spotify n’est pas compatible pour l’instant avec la spatialisation sonore.
Un tel effet est possible avec des écouteurs grâce à des ajustements apportés à la musique par des algorithmes élaborés, qui visent à reproduire comment un son parvient différemment aux oreilles gauche et droite selon sa provenance (ce qu’on appelle « effets psychoacoustiques » ou « audio binaural »).
Des barres de son commencent également à être dotées de cette technologie. Certaines profitent des murs et du plafond pour projeter la musique et reproduire l’effet de haut-parleurs placés tout autour et au-dessus de l’auditeur. D’autres, comme la Sonos Beam (deuxième génération), utilisent plutôt la technologie psychoacoustique, mais adaptée à une barre de son plutôt qu’à des écouteurs. « Mettre ça au point a demandé beaucoup de travail, car il a fallu le faire pour que tout le monde dans une pièce puisse entendre l’effet, pas seulement une personne assise juste en face de la barre », explique Greg McAllister, responsable de l’expérience sonore à Sonos.
Le concept de spatialisation sonore pourrait sembler familier à certains amateurs. Déjà, au début des années 1970, l’industrie — de même que des artistes comme Pink Floyd — poussait un nouveau format pour remplacer la stéréophonie : la quadriphonie, où quatre haut-parleurs étaient placés autour de l’audiophile.
Plusieurs problèmes ont nui à cette technologie à l’époque. « Les systèmes étaient difficiles à calibrer, il fallait être assis en plein centre des haut-parleurs pour en profiter pleinement, ils coûtaient cher et les disques vinyle n’étaient pas un bon support pour une telle technologie. En plus, il n’y avait pas beaucoup d’albums quadriphoniques », se souvient William Moylan, du Département de musique de l’Université du Massachusetts à Lowell.
La fascination du professeur pour la quadriphonie l’a amené à consacrer une partie de sa carrière de chercheur à la spatialisation sonore, mais celle-ci n’a jamais véritablement décollé. Rebelote au tournant des années 2000, avec le lancement d’albums (surtout classiques et jazz) au format 5.1, qui offrait lui aussi une meilleure spatialisation que la stéréo, mais qui partageait les défauts de la quadriphonie.
Les temps ont toutefois changé et la spatialisation sonore pourrait bien réussir là où les technologies précédentes ont échoué. Les amateurs n’ont plus besoin d’acheter un album différent ni un équipement spécial pour en profiter, et ils peuvent écouter la musique partout. Les plateformes de diffusion encouragent également beaucoup le succès de la technologie, qui leur permet de se démarquer de leurs concurrents, mais aussi de formats comme le MP3.
« En plus, certains peuvent en profiter pour augmenter leurs ventes. Apple, par exemple, en faisant mousser ses écouteurs AirPods, et Amazon en promouvant ses haut-parleurs Echo Studio », ajoute Kriss Thakrar, analyste pour MIDiA Research, une société de recherche britannique spécialisée dans le divertissement. Selon ce dernier, plus la demande pour la spatialisation sonore sera grande, plus les services de diffusion pousseront les étiquettes de disques à fournir des versions Dolby Atmos de leurs nouveaux albums.
Dolby Atmos ne remplacera pas la musique en stéréo de la même façon que la stéréophonie l’a fait avec la monophonie dans les années 1960. « Les deux vont exister en parallèle. Ça va plutôt être une option de plus pour les artistes, qui auront le choix de s’en servir ou non », croit Greg McAllister, de Sonos. Un bon mixage stéréo demeurera après tout toujours préférable à un mauvais mixage Dolby Atmos. C’est maintenant à l’industrie de trouver la juste mesure, et aux amateurs de décider s’ils aiment ou pas cette nouvelle évolution de la musique.
Cet article a été publié dans le numéro de janvier-février 2022 de L’actualité.