Grand amateur de jeux vidéos, Jean-François Cyr se promène dans une forêt virtuelle. Ce cégépien montréalais n’est pas en quête d’une mission à accomplir ou d’un ennemi à vaincre. Il déambule plutôt à la recherche d’un joli paysage. Après avoir assis son personnage sous un saule, il passe en mode photo, ajuste l’angle de la caméra, modifie la luminosité, ajoute un filtre et réalise le cliché. Le résultat ne se limite pas à une simple capture d’écran qui reproduit la forêt dessinée par les artistes qui ont créé le jeu. C’est une nouvelle œuvre en soi, avec son style propre. Une œuvre que personne n’a jamais vue avant et que le joueur-photographe s’empresse de partager sur Twitter.
« J’aime prendre des photos qui nous font imaginer d’où vient le personnage et ce qu’il va vivre après », explique Jean-François Cyr, qui traque ici les paysages inédits du jeu de samouraïs Ghost of Tsushima. Chaque semaine, il peut passer des heures dans des jeux vidéos à tenter de saisir le moment parfait.
Il n’est pas le seul. Dans les 10 jours qui ont suivi le lancement de Ghost of Tsushima, à l’été 2020, plus de 15 millions de clichés ont été pris par les joueurs à l’aide du mode photo. Et cette effervescence touche presque tous les jeux à grand déploiement. Il suffit de chercher certains mots-clics sur Twitter ou Instagram, comme #virtualphotography et #VGPUnite, pour voir s’afficher chaque jour des milliers de nouvelles photos. Dans les communautés en ligne créées autour des jeux vidéos (sur les plateformes Discord ou Reddit, par exemple) et qui rassemblent parfois des millions d’amateurs, les photographies virtuelles sont parmi les contenus les plus partagés.
« C’est une nouvelle façon d’interagir avec l’art », croit Jason Connell, directeur artistique et directeur créatif au studio américain Sucker Punch Productions, qui est derrière Ghost of Tsushima. La photographie virtuelle n’est pas récente — les premiers modes photo dans les jeux datent d’environ 2014, avec des titres comme Gran Turismo et Infamous: Second Son —, mais le genre connaît une véritable explosion depuis quelques mois. La montée des réseaux sociaux, l’amélioration continue des jeux et le lancement de modes photo de plus en plus perfectionnés ont culminé pour permettre à cette nouvelle forme d’expression d’atteindre sa popularité d’aujourd’hui.

Les modes photo sont intégrés dans les jeux directement. La façon d’y accéder, l’interface et les fonctionnalités varient d’un titre à l’autre, mais certains aspects sont récurrents, comme la possibilité de changer l’angle et la position de la caméra. Les meilleurs modes photo en offrent toutefois plus. Celui de Ghost of Tsushima permet par exemple de jouer avec la météo, d’avancer l’heure (et ainsi modifier la position du soleil) et de changer l’émotion sur le visage du personnage.
Avec de bons outils, les joueurs peuvent reproduire tous les styles habituels de la photographie, comme la nature morte, le portrait, le paysage, la photo abstraite et la photographie de rue, si le type de jeu le permet.
« Les amateurs nous envoient constamment leurs photos, s’enthousiasme le créateur de Ghost of Tsushima. Certaines sont superbes, avec une excellente composition, un éclairage incroyable et une émotion qui transcende le cliché. Ce sont de véritables œuvres d’art. » Beaucoup de joueurs avec qui il discute lui disent passer de 10 % à 30 % de leur temps de jeu en mode photo.
« Quand je termine une partie, note d’ailleurs Jean-François Cyr, je la recommence habituellement juste pour prendre des photos. » Une passion très chronophage, puisque les images ne sont pas toujours faciles à saisir. Certains clichés requièrent beaucoup de travail avec les différents paramètres offerts, mais d’autres demandent aussi des réflexes, lorsque le personnage est photographié en mouvement et que le jeu doit être mis sur pause à une fraction de seconde près. Une image peut nécessiter des heures de travail.
Pour l’industrie du jeu, la photographie virtuelle représente une véritable mine d’or de publicité gratuite. « Ça donne une immense visibilité aux jeux », croit Petri Levälahti, un Finlandais amateur de la première heure dont les œuvres ont même été remarquées par le studio de jeux DICE à Stockholm, en Suède, qui l’a depuis embauché à temps plein afin de créer du matériel visuel pour les campagnes de jeux comme Battlefield V. Même si c’est désormais son métier, Petri Levälahti continue de croquer des images pour le plaisir dans les jeux qu’il s’offre personnellement.
« J’achète parfois des jeux uniquement pour prendre des clichés, même lorsqu’ils ne m’intéressent pas », avoue-t-il d’ailleurs. Une tendance que partage Jean-François Cyr : « J’ai acheté Ghost of Tsushima non pas parce que j’aime particulièrement les samouraïs, mais parce que les photos que je voyais en ligne étaient belles. »

Il est difficile de chiffrer l’effet qu’ont sur les ventes ces captures d’écran partagées sur Internet. Mais lors du lancement d’Assassin’s Creed Valhalla d’Ubisoft à l’automne, par exemple, il suffisait de suivre quelques amateurs de jeux vidéos pour voir son propre fil Twitter être inondé de clichés de Vikings dans les fjords scandinaves. Les images prises dans d’autres jeux appréciés des photographes virtuels, comme Horizon Zero Dawn, sont quant à elles partagées plusieurs mois après leur sortie, même si les jeux ne font habituellement parler d’eux que pendant quelques semaines après leur lancement.
« Ce n’est pas la principale force derrière le succès d’un jeu, mais c’est évident que ça amène certains joueurs à l’apprécier davantage et à y jouer plus longtemps », estime Jason Connell, de Sucker Punch Productions.
Les consoles de nouvelle génération PS5 et Xbox Series X, lancées fin 2020, repoussent d’ailleurs les limites techniques de ce que peuvent créer les développeurs. Ainsi, au cours des prochaines années, les jeux vidéos continueront d’être toujours plus gros et toujours plus beaux. Et de plus en plus d’amateurs pourront à leur tour considérer ce média non plus seulement comme une forme de divertissement, mais aussi comme un outil de création.
Cet article a été publié dans le numéro de mars 2021 de L’actualité.