Denis Diderot a débuté l’écriture de son œuvre phare Jacques le Fataliste et son maître, une longue conversation décousue entre un maître et son valet, quelque 200 ans avant l’arrivée des jeux vidéo. Les ressemblances entre ce média moderne et ce texte ont toutefois frappé le professeur en design de jeux à l’Université Concordia Jonathan Lessard lorsqu’il a lu le roman.
« Jacques le Fataliste présente plusieurs caractéristiques propres aux conversations interactives », explique le chercheur. Un peu comme un joueur dans un jeu vidéo, le maître explore les histoires que son valet veut lui raconter en sautant d’un sujet à l’autre, et certaines avenues pourtant prometteuses finissent inexplorées.
« Le roman de Diderot est tellement ouvert qu’on pourrait la reconstituer dans tous les sens et il fonctionnerait encore. J’ai donc voulu voir s’il était possible de prendre l’œuvre, de la casser en morceaux et de la reproduire en une conversation interactive », résume celui qui est à la tête du Lablablab, un laboratoire de recherche-création qui explore de nouvelles avenues pour les conversations avec les personnages dans les jeux vidéo.
Une interface de messagerie

Pour réaliser une version interactive de Jacques le Fataliste et son maître, Jonathan Lessard et son équipe se sont inspirés notamment des logiciels de messagerie et des suggestions de textes qui sont proposées automatiquement par des outils d’intelligence artificielle lors de l’écriture d’un courriel.
Le dialogue s’affiche sur l’écran du téléphone et le joueur n’a ensuite qu’à choisir comment la conversation évolue.
Jonathan Lessard estime qu’environ 35 % à 40 % de l’œuvre originale a été préservée. « Nous avons sélectionné les anecdotes les plus savoureuses, les plus courtes et celles qui risquaient le plus de séduire le public contemporain », note-t-il. Le texte a dans l’ensemble été reproduit tel quel, mais certains éléments ont tout de même été ajoutés pour les besoins de la cause. « Il a fallu parfois retravailler un peu les liaisons pour le lecteur. Quand on saute d’une conversation à l’autre, il faut par exemple lui rafraîchir la mémoire », note-t-il.
Une nouvelle façon de converser dans les jeux vidéo?
Avec l’application mobile Jacques les Fataliste, Jonathan Lessard et son équipe explorent de quoi pourraient avoir l’air les interactions entre les joueurs et les personnages dans les jeux vidéo. « Ce ne sont pas toutes les conversations qui doivent aboutir sur une conversation narrative dramatique ou avoir un objectif précis », raconte le chercheur-créateur.
L’un des objectifs du Lablablab est de créer des « paysages conversationnels », des conversations interactives qui permettent d’explorer différents sujets, sans devoir forcément aboutir à un point précis. C’est ce que fait le joueur dans Jacques le Fataliste, il explore à son rythme et selon ses intérêts la conversation imaginée par Diderot.
« Il y a peut-être ici un modèle intéressant pour le jeu vidéo dans son ensemble. Les auteurs pourraient utiliser cette forme pour écrire des interactions intéressantes, qui n’ont pas besoin de s’arrimer à l’histoire générale », médite Jonathan Lessard.
Il n’y a toutefois pas que les créateurs de jeux vidéo qui pourront être intéressés par Jacques le Fataliste. L’application mobile Android et iOS est en effet gratuite, et pourrait aussi plaire à une nouvelle génération de lecteurs, qui a souvent perdu l’habitude de la lecture de longs romans.
« Les gens lisent beaucoup sur leur téléphone, mais ils ont moins de patience qu’avant avec les longs textes. C’est une autre partie de l’expérience. Est-ce que de redécouper l’œuvre de Diderot sous la forme d’une conversation Messenger va permettre à un certain public de retrouver une forme de lecture qui lui ressemble plus ? », se demande le chercheur.
Les histoires de Jacques le Fataliste et son maître ont maintes fois été reprises à la télévision et au cinéma, cherchant chaque fois à rejoindre un nouvel auditoire. Le jeu vidéo n’est que la suite logique des choses.