Des algorithmes pour transformer l’agriculture hivernale

L’intelligence artificielle s’invite dans fermes verticales de l’entreprise québécoise Ferme d’hiver, qui ambitionne de proposer une solution de rechange technologique et carboneutre à l’importation de fruits et légumes pendant la saison froide.

Maxime Johnson pour L'actualité

Il y a quelque chose d’à la fois futuriste et bucolique lorsqu’on visite la ferme verticale Ferme d’hiver, à Vaudreuil-Dorion, près de Montréal.

Onze panneaux géants recouverts de plants de fraises jusqu’au plafond. Des algorithmes créés en collaboration avec des universités québécoises qui automatiseront prochainement l’ensemble de la production. Des ampoules DEL qui illuminent la pièce comme un soleil d’été. Tout cela fait penser à une ferme dans un film de science-fiction. Mais les bourdons qui pollinisent les plants, le petit vent artificiel et la fraise sucrée que je viens de cueillir me donnent plutôt l’impression d’être dans un champ lors d’une parfaite journée d’été. C’est que tout dans cette ferme est conçu pour reproduire une journée optimale pour la culture de la fraise, même lorsqu’il neige dehors.

Ferme d’hiver cultive des fraises à Vaudreuil depuis l’automne 2021. Photo: Maxime Johnson pour L’actualité.

L’installation est la première ferme industrielle de Ferme d’hiver, une jeune entreprise agrotechnologique fondée en 2018. Les 770 paniers de fraises qui ont été cueillis la veille de ma visite, et qui coûtent un peu plus cher que les fraises importées vendues au rabais dans les supermarchés, sont déjà sur les étals des épiceries. Et si les plans de la direction se réalisent, d’autres fermes verticales devraient permettre à l’entreprise de remplacer 10 % des importations de fraises au Canada, soit plus de 13 millions de kilogrammes. Ces fermes pourraient également servir à cultiver d’autres aliments, comme des champignons.

Chaque rangée de la ferme contient 5 000 plants de fraises. Photo : Maxime Johnson pour L’actualité.

Le choix de la fraise comme première culture pour Ferme d’hiver ne relève pas du hasard. « La fraise est un emblème du Québec et les épiceries en vendent beaucoup. Mais c’est aussi l’un des fruits les plus contaminés », explique Yves Daoust, fondateur et chef des opérations de l’entreprise. Les fraises californiennes et mexicaines qui inondent le marché l’hiver doivent en plus voyager des milliers de kilomètres dans des camions réfrigérés qui émettent des gaz à effet de serre avant d’arriver ici.

Quand Ferme d’hiver a proposé à Sobeys (l’entreprise derrière l’enseigne IGA) une solution de rechange locale, sans pesticides et à production carboneutre, la chaîne de supermarchés a approuvé l’achat de millions de kilos de fraises.

« C’est ce qui nous a permis d’obtenir du financement et de lancer le projet », note Yves Daoust.

Vers la ferme automatisée

L’entreprise prévoit que sa culture verticale de fraises prendra un tournant techno au cours des prochaines années, avec le développement de CERVEAU, un système fondé sur l’intelligence artificielle pour lequel Ferme d’hiver a récemment obtenu du financement de Technologies du développement durable Canada (TDDC), et qui sera mis au point en collaboration avec l’Université de Montréal, l’École de technologie supérieure (ÉTS) et HEC Montréal.

Pour l’instant, un humain commande les différents systèmes de la ferme verticale à l’aide d’un ordinateur. Photo : Maxime Johnson pour L’actualité.

« Tout est contrôlé dans la ferme, rien n’est naturel. Nous devons recréer le vent, le lever du soleil, l’énergie lumineuse et l’arrosage », explique Yves Daoust. Pour l’instant, tous ses systèmes sont isolés et commandés manuellement, dans une salle adjacente à la ferme.

Ces systèmes seront modélisés et numérisés, d’abord dans une « ombre numérique », qui permettra de créer des simulations (pour optimiser la production des fraises en prédisant l’effet d’un changement d’éclairage sur la croissance du fruit, par exemple), puis dans des jumeaux numériques, des versions virtuelles de la ferme verticale grâce auxquelles il sera un jour possible de commander automatiquement ses différents systèmes.

« À ma connaissance, c’est la première fois qu’un tel système biocyberphysique sera développé pour l’agriculture », dit Houari Sahraoui, professeur au Département d’informatique et de recherche opérationnelle de l’Université de Montréal et responsable du projet des jumeaux numériques.

« Ça va permettre d’étudier des scénarios, et au lieu d’effectuer les tests sur la plante et d’attendre quatre ou cinq semaines pour obtenir le résultat, nous pourrons faire une simulation en quelques secondes », poursuit-il.

D’ici quelques années, CERVEAU et ses jumeaux numériques devraient donc améliorer la production de fraises et faciliter le déploiement des fermes à plus grande échelle grâce à leur automatisation, ce qui augmentera la quantité de serres hivernales en même temps.

Des fermes verticales en symbiose avec des serres

Dans une serre à quelques mètres de la ferme verticale, 15 000 laitues poussent, à l’horizontale cette fois. L’agriculture hivernale en serre n’est pas nouvelle, mais celle-ci est chauffée non pas par des combustibles fossiles comme c’est souvent le cas, mais plutôt par la ferme verticale de Ferme d’hiver. Les ampoules DEL (conçues et assemblées au Québec) utilisées pour reproduire l’énergie solaire sont en effet refroidies à l’eau, et une thermopompe permet ensuite d’en extraire la chaleur.

« On récupère toute la chaleur produite dans la ferme et on l’utilise pour chauffer l’espace adjacent, qui appartient à un maraîcher partenaire. Un producteur maraîcher peut donc cultiver des tomates, des laitues, des concombres ou des aubergines. Ça lui permet de réduire ses coûts énergétiques et de produire en plus grande quantité », précise Yves Daoust. Chaque ferme verticale peut chauffer quatre fois sa superficie en serre.

Une autre serre est en construction pour accueillir une seconde ferme verticale. Photo : Maxime Johnson pour L’actualité.

Cette symbiose est au cœur du modèle d’affaires de Ferme d’hiver. Ce n’est pas encore le cas ici, à Vaudreuil, mais les fermes verticales de Ferme d’hiver seront d’ailleurs exploitées de manière à ce que ce soit toujours le jour dans au moins l’une d’elles (les fraises étant soumises aux mêmes conditions que dans la nature, un cycle jour-nuit est reproduit artificiellement dans la ferme). Cela permettra de réchauffer les serres des partenaires 24 heures sur 24 ; en hiver du moins, puisque Ferme d’hiver fait une pause durant l’été.

Ce ne sont donc pas que des fraises qu’il est possible de produire localement en hiver avec une telle technologie, mais toutes sortes de fruits et légumes, dont certains qui étaient jusqu’ici trop chers à faire pousser en serre pendant la saison froide.

« Notre objectif est de contribuer à la mise en œuvre d’un réseau industriel de production maraîchère, explique Yves Daoust. Le Québec exporte déjà vers tout le nord-est des États-Unis l’été. On pourrait aussi récolter durant l’hiver et livrer une grande variété de fruits et légumes dans des centres de distribution jusqu’à Washington et Philadelphie », lance Yves Daoust.

Après tout, les gens de Philadelphie n’aiment probablement pas plus les fraises hivernales mexicaines que nous.

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Est-ce que l’impact du transport est moins important en direction du sud, Montréal vers Washington!!!

Félicitations à l’entrepreneur! C’est une belle audace. Ça m’a rendue heureuse de lire cet article. Un très beau développement pour le Québec tout entier.

Quelle belle leçon d’entreprenariat! Idée brillante dans un marché de niche! Avec un nom d’entreprise en français… pour ne rien gâcher.

Monsieur Daoust est un visionnaire qui sait toutefois garder les pieds à terre et bien s’entourer. Il met en pratique la devise de l’entrepreneur à succès: « Rêver à long terme, mais demeurer réaliste à court terme. »

J’entrevois un bel avenir pour Ferme d’hiver dans la mesure où ses partenaires lui seront fidèles.

Du bel ouvrage, lâchez pas et bonne chance!

Claude COULOMBE