Le grand bras mécanique fait penser au « bras spatial canadien », en plus petit et en jaune serin. Avec ses sept doigts qui rappellent des embouts d’aspirateur, le robot saisit par succion un jeu de société et le dépose dans l’une des quatre caisses grises placées devant lui. Puis il refait la manœuvre avec des écouteurs, puis avec des lingettes pour bébé. Sparrow (c’est son nom) n’est pas particulièrement rapide, mais il est méthodique, précis et infatigable.
Je me trouve à BOS27, l’une des deux usines d’Amazon Robotics, en banlieue de Boston, avec une centaine d’autres journalistes, à l’invitation d’Amazon. Cette division du géant du commerce en ligne conçoit, met à l’essai et fabrique les robots industriels qui servent à automatiser une partie du travail dans ses centres de distribution, comme celui de Laval, au Québec.
Ça fait maintenant 10 ans qu’Amazon construit ses propres robots, grâce à l’acquisition en 2012 de Kiva Systems, une entreprise du Massachusetts spécialisée dans les systèmes de stockage et de cueillette automatisés, qui en fournissait à Gap, Walgreens et Bureau en gros, entre autres. Le genre de systèmes que l’on trouve depuis longtemps dans les entrepôts et sur les chaînes de montage.
Amazon ne vend plus ses robots à personne. Et sa division Amazon Robotics entre dans sa deuxième décennie d’existence en mettant l’accent sur l’intelligence artificielle. Sparrow est le premier robot capable de détecter, de sélectionner et de manipuler individuellement des produits de l’entrepôt. Ses prédécesseurs, déjà présents par milliers dans les centres de distribution de l’entreprise, sont bien moins autonomes. Ils se contentent de répéter des chorégraphies précises ou d’interagir avec un nombre limité d’objets (comme les boîtes de carton d’Amazon Prime) et ne peuvent se déplacer que sur des parcours cloisonnés.

Deux robots dévoilés cette année, Sparrow et Proteus, profitent pour leur part des dernières avancées en intelligence artificielle et sont à la fois plus polyvalents et plus autonomes.
« Sparrow est capable de reconnaître 65 % de nos 100 millions de produits et d’interagir avec eux », illustre Jason Messinger, chef principal des produits techniques chez Amazon Robotics. Lorsqu’il sera fonctionnel, d’ici quelques semaines (il est déjà à l’essai dans un centre de distribution au Texas), le bras robotisé servira à regrouper des articles avant leur emballage et leur expédition. Avec le temps, il pourrait être utilisé pour d’autres fonctions ailleurs dans les entrepôts.
« Le rôle de notre équipe est d’imaginer de quoi aura l’air la chaîne d’approvisionnement d’Amazon dans la prochaine décennie, et de trouver les technologies et les innovations nécessaires pour y arriver », explique Joe Quinlivan, vice-président responsable de la robotique chez Amazon.
Un conducteur de chariot courtois
Un peu plus loin, j’observe Proteus, un appareil qui ressemble à s’y méprendre à un gros aspirateur-robot. Rond et assez plat, il est conçu pour déplacer des chariots et se promener parmi les humains. Il se glisse sous le chariot, le soulève et part avec sa cargaison, sans heurter personne.
« C’est un tout nouveau champ de recherche pour nous, car on doit analyser comment il interagira avec les gens », souligne Mikell Taylor, la roboticienne derrière Proteus. Actuellement, son équipe étudie notamment quelles expressions le robot pourrait afficher sur les deux petits écrans qui lui servent d’yeux, et quels sons il pourrait émettre pour communiquer avec les travailleurs.

« S’il y a quelqu’un sur son chemin, il va s’arrêter. Mais est-ce qu’on pourrait trouver une façon de lui faire demander poliment aux autres de le laisser passer ? C’est le genre de choses qu’on explore », poursuit la chercheuse.
La tendance aux robots polyvalents et autonomes n’est pas l’apanage d’Amazon. Plus tôt ce printemps, Tesla a par exemple dévoilé son Tesla Bot (Optimus), un robot humanoïde que le constructeur automobile espère vendre aux entreprises manufacturières d’ici quelques années pour l’accomplissement de tâches variées dans les usines, comme le travail sur une chaîne de montage déjà adaptée à la forme humaine, donc également à celle du robot.
Une robotisation du clic à la livraison
Amazon ne s’intéresse pas qu’à la robotisation de ses entrepôts. Certains aspects de la livraison des colis ont aussi été automatisés au cours des dernières années. Les camions d’Amazon sont équipés d’ordinateurs et de capteurs qui, par exemple, récoltent automatiquement des données lors de leurs trajets (comme l’emplacement des panneaux de circulation et des entrées des édifices), ce qui permet ensuite d’optimiser les itinéraires de livraison.
Amazon a également lancé cette année ses premiers programmes d’essai de livraison par drone, Prime Air, au Texas et en Californie. Les colis doivent être mis dans les drones par des humains, mais une fois dans les airs, les appareils se rendent à destination de façon autonome. Ils laissent ensuite tomber le colis sur le terrain du client participant (en s’assurant que personne ne se trouve en dessous), sans aucune intervention humaine, moins d’une heure après la commande. Évidemment, les objets trop fragiles ou trop lourds (plus de 2,3 kilos) ne peuvent être livrés de cette façon.

L’entreprise espère faire parvenir 500 millions de paquets par drone annuellement d’ici la fin de la décennie, principalement dans les banlieues fortement peuplées. « On veut que ce soit une meilleure option que de prendre sa voiture et d’aller au magasin », résume David Carbon, vice-président de la division Prime Air d’Amazon.
Mais le géant a déjà mis la hache dans un programme en développement, Scout, qui prévoyait la livraison par robots autonomes. Il faudra donc voir si Prime Air sera déployé ou non à grande échelle.
L’emploi, un sujet délicat
Tout au long de la visite de BOS27, l’ombre d’un gros éléphant dans la pièce — métaphorique, bien entendu — plane sur chaque entrevue et chaque présentation : les travailleurs. Surtout que l’emploi est dans l’air du temps, avec les nombreuses coupes dans le secteur des technologies en réponse au ralentissement économique, dont chez Amazon, où environ 10 000 employés (sur 1,62 million) doivent être licenciés.
Lors de l’événement, il est clair qu’Amazon est conscient que la robotisation est un sujet délicat. Toute la journée, les présentations de robots sont pratiquement toujours suivies ou précédées d’une histoire humaine, par exemple celle d’un des 1 400 employés formés depuis 2020 grâce au programme interne de robotique.
Quand je lui demande combien de temps nous sépare du moment où un colis pourra être livré sans que personne y touche, Tye Brady, technologue en chef chez Amazon Robotics, n’hésite d’ailleurs pas une seconde : « Jamais. Notre but n’est pas d’échanger les humains contre des robots. Nous voulons leur éviter les tâches banales et répétitives. »
S’il est vrai que les robots n’ont pas les emplois les plus intéressants (voir Sparrow travailler ne me donne pas envie de prendre sa place), une réalité demeure : ils occuperont de plus en plus de postes détenus jusqu’ici par des gens en chair et en os, comme dans bien des industries. Des humains moins précis, moins méthodiques et moins infatigables que Sparrow. Et contrairement aux employés payés pour pousser des chariots, Proteus, lui, ne risque pas de vouloir adhérer à un syndicat.
Au moins les robots ne sont pas obligés de faire pipi dans une bouteille pour ne pas perdre de temps, n’est-ce pas?