Un personnage qui apprend à combattre par lui-même, un outil qui simplifie la capture de mouvements (image ci-dessus) et un logiciel capable de trouver automatiquement les bogues dans un code informatique : voilà quelques-unes des réalisations issues de l’espace de prototypage La Forge. Fait rare dans l’industrie, la recherche qui y est effectuée par les universitaires est publique, et pourra donc servir à d’autres entreprises et à d’autres chercheurs par la suite.
L’espace réservé à La Forge dans les bureaux d’Ubisoft, à Montréal, n’est pas très vaste, du moins en comparaison de celui requis pour créer un jeu vidéo de grande envergure. Avec une vingtaine de postes de travail, des espaces ouverts pour discuter et des murs blancs prêts à être remplis d’idées et d’équations, l’endroit est cependant rêvé pour ceux qui s’intéressent à la recherche appliquée — celle qui se situe entre la recherche universitaire à long terme et le développement à court terme effectué dans les entreprises.
« Nos employés et des chercheurs universitaires collaborent sur des projets pendant trois mois », résume Yves Jacquier, directeur général de La Forge depuis sa création, il y a bientôt deux ans. « Parfois, ça donne de bons résultats, qui peuvent être utilisés dans les jeux d’Ubisoft d’un côté et publiés par les chercheurs de l’autre. C’est un système gagnant-gagnant, qui profite à tout le monde. »

Alors qu’Ubisoft a accès aux cerveaux universitaires pour résoudre ses problèmes, les chercheurs peuvent pour leur part profiter de l’infrastructure d’Ubisoft, de ses univers virtuels et de ses données accumulées au fil des ans, comme le code informatique de ses logiciels ou les dialogues enregistrés pour ses jeux.
C’est ce qui a attiré Derek Nowrouzezahrai, professeur associé et directeur du laboratoire d’infographie et d’imagerie à l’Université McGill. « Avec les techniques modernes d’apprentissage machine et les tonnes de données qu’Ubisoft peut générer, nous essaierons de simplifier la création de personnages virtuels réalistes, dit-il. Notre but est de créer des simulations offrant 99 % de la qualité actuelle, mais pour 1 % des coûts. »
En tout, près de 85 employés d’Ubisoft et une vingtaine de chercheurs collaborent à La Forge. Les projets qui y sont menés utilisent la plupart du temps l’intelligence artificielle, mais ce n’est pas un préalable.
« Le développement récent de l’intelligence artificielle a permis de créer des outils qui n’existaient pas il y a deux, trois ou cinq ans, explique Yves Jacquier. Lorsqu’on cherche dans le milieu universitaire quelles techniques élaborées récemment pourraient résoudre les problématiques du jeu vidéo, c’est souvent ce qui nous est proposé. »
Commit Assistant détecte automatiquement les bogues

L’une des plus belles réussites de La Forge à ce jour est Commit Assistant, un outil qui sera dévoilé au public prochainement et qui est déjà utilisé par les développeurs du jeu Rainbow Six : Siege, à Ubisoft Montréal.
Le Commit Assistant a été créé à la suite d’une collaboration entre l’Université Concordia et La Forge à l’été 2017. Les chercheurs ont étudié des millions de lignes de codes informatiques des jeux Assassin’s Creed des 10 dernières années avec de l’apprentissage profond, une technique d’intelligence artificielle. Ils ont ainsi conçu un logiciel capable d’analyser le code soumis par les développeurs, de détecter les bogues potentiels et même de suggérer des solutions.
« Ce n’est pas parfait, mais l’outil permet déjà aux programmeurs de gagner jusqu’à 20 % de leur temps », note Yves Jacquier. Selon certaines études, jusqu’à 70 % des coûts de développement d’un logiciel pourraient être associés à la correction d’erreurs et de régressions. Une technologie automatisant cette étape, même partiellement, donne des gains substantiels.
« L’outil avait déjà été mis au point à Concordia, mais accéder à 10 ans de code et de bogues d’Ubisoft a permis de le peaufiner, poursuit-il. Au bout du compte, nous avons un logiciel qui nous donne la chance d’accélérer nos processus de développement, et le milieu universitaire va publier des articles sur cette recherche. Ça devient de l’information publique que les autres pourront utiliser. »
Les concurrents d’Ubisoft pourront profiter de la recherche réalisée à La Forge, mais le studio aura déjà une longueur d’avance dans son implémentation, surtout dans le cas du Commit Assistant, qui sera déployé dans d’autres services de l’entreprise au cours des prochains mois.
L’intelligence artificielle et les jeux vidéos

Si le Commit Assistant peut potentiellement accélérer le développement de tous les logiciels d’Ubisoft, d’autres applications sont plus particulières. Le chercheur en animation d’Ubisoft Daniel Holden a par exemple utilisé l’apprentissage profond pour simplifier la capture de mouvements utilisée dans l’enregistrement en 3D des prestations des acteurs dans les jeux vidéos (voir l’image en tête de ce billet).
La technologie, qui automatise une étape laborieuse du processus, n’est pas encore tout à fait prête à être utilisée, mais ce n’est qu’une question de temps. « Le procédé sera plus de 10 fois plus rapide que ce qui est fait présentement », a prédit cette semaine Daniel Holden à la Ubisoft Developers Conference (UDC), une rencontre annuelle qui rassemble des employés d’Ubisoft venant de studios de partout dans le monde et qui permet le partage des dernières connaissances amassées dans l’entreprise.
D’autres projets ne feront pas qu’accélérer la création des jeux, mais toucheront aussi la façon dont ils sont conçus. Le programmeur en intelligence artificielle Olivier Delalleau — qui a notamment travaillé à l’Université de Montréal avec le professeur Yoshua Bengio avant d’être employé par Ubisoft— a par exemple présenté à la UDC la manière dont La Forge a utilisé des techniques d’intelligence artificielle pour apprendre à un personnage à se battre dans le jeu de combat à l’épée For Honor.
Les personnages créés de cette façon serviront prochainement à trouver les failles dans les intelligences artificielles programmées d’une façon traditionnelle par les développeurs d’Ubisoft et aideront à balancer le niveau de difficulté du jeu.
Ceux-ci pourront peut-être un jour être assez puissants pour affronter les joueurs eux-mêmes, mais ce n’est pas encore le cas. « Leurs actions sont faciles à prédire. Un humain risque de perdre une fois, mais il apprendra de ses erreurs et gagnera par la suite », explique le programmeur.
Intelligence artificielle : l’ami ou l’ennemi des développeurs ?

Les solutions technologiques proposées par La Forge ne sont pas toujours accueillies à bras ouverts, concède Yves Jacquier. « Certains programmeurs pensaient qu’on utiliserait Commit Assistant pour les surveiller, pour connaître la quantité de bogues qu’ils font. Mais ce n’est pas ça. C’est un outil pour qu’ils puissent mieux travailler. C’est pour ça que c’est primordial de bien s’asseoir avec eux pour leur expliquer que c’est un bénéfice, et non une menace. »
Mettre au point une solution technologique n’est d’ailleurs qu’une petite partie de la « gestion du changement », croit-il. Adapter la connaissance universitaire à la production d’une grande entreprise comme le fait La Forge est aussi beaucoup une question de gestion humaine, et ce, même à l’ère de l’intelligence artificielle.