La bible anti-GAFAM

Voici un ouvrage aussi fondateur que l’œuvre d’Alexis de Tocqueville sur l’Amérique. Une véritable claque au visage pour nous réveiller. 

Montage L'actualité

Il est très rare qu’un essai m’emporte à ce point. C’est un défaut de journaliste : j’ai tendance à me demander comment je l’aurais fait et pourquoi l’auteur a omis telle ou telle chose. Mais cette fois, j’ai lu L’âge du capitalisme de surveillance (Zulma, 2020), de Shoshana Zuboff, avec une sorte d’enthousiasme presque délirant. C’est une lecture dense, mais à chacune des 856 pages, je me levais et j’allais montrer un paragraphe à ma femme. Finalement, ma conjointe a pris le livre et l’a dévoré d’une traite.

Le point de départ de cette professeure émérite de l’Université Harvard est tout simple, presque banal en fait. Des entreprises technologiques mondiales comme Google et Facebook nous ont persuadés de renoncer à notre vie privée pour des raisons de commodité. Nous « acceptons » d’échanger nos informations personnelles contre leurs services. Ces informations sont commercialisées et utilisées pour prévoir notre comportement, voire l’influencer et le modifier. Tout le monde sait ça.

Shoshana Zuboff se distingue par l’ambition de son propos. D’abord, elle définit cette nouveauté comme une autre forme de capitalisme, qu’elle appelle « capitalisme de surveillance ». Et elle présente ce « nouvel ordre économique » comme « un coup d’État venant d’en haut ». 

Je la cite : « [Le capitalisme de surveillance] est une nouvelle forme de marché qui revendique l’expérience humaine privée comme matière première dont elle se sert dans des opérations secrètes d’extraction, de production et de vente. L’économie de la surveillance est devenue l’expression dominante du capitalisme dans l’ère numérique ; elle a pris racine et a prospéré dans les vingt premières années du siècle numérique sans opposition réelle de la part de la loi et des institutions démocratiques. »

Shoshana Zuboff, qui s’appuie sur 10 ans de recherche, excelle dans la narration détaillée des étapes de cette « expropriation » de masse. Elle nous raconte le moment de transformation fondamentale. Dans les années 1990, les fondateurs de Google utilisaient nos données personnelles uniquement pour améliorer leurs services. Mais à partir de 2000, Google a retourné le modèle pour exploiter ces données et en faire le cœur de son activité. L’auteure détaille minutieusement le système de collecte de données personnelles de plus en plus raffiné, dont les étapes principales ont été Google Maps, Street View et l’assistance vocale. Quant à Facebook, elle en tartine des pages et des pages notamment sur ses « expériences de contagion à grande échelle » pour voir si l’on peut « affecter les émotions et les comportements du monde réel ».

L’âge du capitalisme de surveillance examine par le menu la coopération étroite entre Google et les services de renseignements américains dans la foulée du 11 Septembre. « C’est aussi l’année durant laquelle la “guerre contre la terreur” déclarée par les États-Unis et l’obsession de “l’information totale” qui en a découlé se sont emparées de l’imaginaire du gouvernement américain et, d’une certaine manière, de presque toutes les démocraties du monde. Aux États-Unis, la doctrine non écrite de ce que j’appelle “l’exceptionnalisme de la surveillance” a permis à des entreprises du Net, alors balbutiantes, de développer leurs capacités à la surveillance, à la captation de données et à l’analyse sans en être empêchées par quelque loi, quelque règlement ou quelque principe constitutionnel que ce soit. »

Shoshana Zuboff ne s’est pas contentée de faire une bonne recherche, elle a produit une réflexion solide. Sa grande idée, en fait, est que cette canalisation massive des données comportementales transformera qui nous sommes comme humains, et pas nécessairement en bien. Car le capitalisme de surveillance est en réalité la quatrième grande mutation du capitalisme. La première avait transformé la vie en « travail ». Puis, on a transformé la nature en « terres ». Puis, la notion d’échange a été transformée en « argent ». Actuellement, l’expérience humaine est transformée en « comportement ». Et ce sont nos vies qui deviennent la ressource naturelle que les premiers pionniers harnachent et exploitent — impunément et sans mettre de gants blancs.

Je ne suis d’ailleurs pas le seul à penser du bien de ce livre. Paru en 2018 en Allemagne, L’âge du capitalisme de surveillance, traduit en plusieurs langues, est déjà considéré comme une lecture incontournable à droite et à gauche. Même Bloomberg le cite pour expliquer ce qui se passe actuellement en Australie et ce qui se trame au Canada avec les divers projets de loi du ministre Steven Guilbeault.

Un livre fondateur

Ma réaction personnelle à ce livre est semblable à ce que j’ai éprouvé en lisant un autre très grand essai, De la démocratie en Amérique, d’Alexis de Tocqueville. Même si cet ouvrage remonte à presque deux siècles, et même si Zuboff n’a pas la prose aussi limpide, on y trouve le même souffle, le même esprit de découverte et la même capacité de dire l’indicible. En 1835, Tocqueville a été le premier à décrire un phénomène qui n’était pas exactement nouveau, les États-Unis, mais que personne n’avait encore pris à bras-le-corps. Les deux tomes de sa Démocratie en Amérique décrivent un nouveau système et une mentalité inconnue que Tocqueville a correctement interprétés comme une métamorphose de l’esprit humain. Avec son Âge du capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff nous entraîne dans le même genre de plongée stupéfiante, à la différence qu’elle nous sert un sérieux avertissement : attention, danger !

Quand j’ai lu ce livre en 2019, ça faisait un moment que je m’interrogeais sur la portée de tous ces petits contrats qu’on me demande d’accepter et de tous ces petits logiciels espions appelés cookies qu’on implante dans mes machines à mon insu (et parfois à mon « su »). Je me trouvais bien seul, je ne voyais pas ce que je pouvais faire.

Or, ce que Shoshana Zuboff fait le mieux, je pense, c’est de démonter un à un les arguments contre la réglementation du cyberespace, qui se résument toujours soit à une position libertaire (« Il ne faut pas attaquer cet espace de liberté fondamental »), soit à une attitude fataliste (« C’est la technologie qui veut ça »). Or, la technologie, ça ne veut rien. Et il ne peut y avoir de liberté sans responsabilité.

La professeure nous administre une claque en pleine face, le genre de gifle qui réveille. Chaque page de L’âge du capitalisme de surveillance illustre la portée de notre consentement dans cette gigantesque entreprise de mystification collective où nous avons applaudi à tout rompre à chaque étape de la vaste tromperie dans laquelle nous nous sommes fait embobiner.

Or, dans ce portrait parfois désespérant, qui aurait dû m’enrager, Shoshana Zuboff fait ressortir un réel motif d’espoir : « Le retour de manivelle social est déjà patent, écrit-elle. Le grand public évolue remarquablement sur ces questions, nous en avons déjà de nombreux indices. Les révélations stupéfiantes sur le scandale de Cambridge Analytica ont constitué un tournant. »

On peut soutenir que ce retard dans la réglementation intelligente du cyberespace était inexorable, puisque celui-ci devait d’abord prendre forme. Pourquoi répéter la tentation de Tordesillas, du nom de ce fameux traité de 1494 où l’Espagne et le Portugal s’étaient partagé un monde dont personne n’avait encore la carte. Mais en 2021, nous y sommes. Je laisse Shoshana Zuboff conclure : « [Le capitalisme de surveillance] est une créature du 21e siècle, qui ne peut être domptée que par des droits et des lois du 21e siècle — qui attendent encore d’être formalisées. »

Les commentaires sont fermés.

Un article des plus pertinents pour ce qui est des GAFAMs. Il aurait été intéressant de mentioner un livre sur le même sujet par un auteur d’ici, Mathieu Bélisle, L’empire invisible.

Non seulement le commentaire de Monsieur Pierre LeBel est d’une grande pertinence, il est vérifiable: Mathieu Bélisle; un »must »
désolé pour l’anglicisme qui nous envahit.

Un excellent dossier sur les technologies de recoupement des données (reconnaissance faciale, etc.) dans le Wired de ce mois-ci.