Le Montreal International Game Summit (MIGS) rassemble tous les ans dans la métropole des développeurs de jeux vidéos de partout dans le monde. Des ateliers et des conférences leur permettent de peaufiner leurs connaissances, de réseauter et de réfléchir sur les grands enjeux de l’industrie. Un nouveau thème était au menu lors de l’édition 2018 qui s’est tenue plus tôt cette semaine : la syndicalisation.
Le sujet tombe à point. Les conditions de travail dans l’industrie font de plus en plus souvent la manchette. Avant le lancement du très attendu jeu Red Dead Redemption 2 (image ci-dessus), en octobre, le cofondateur du studio Rockstar Dan Houser a créé un tollé en avouant que ses collègues et lui travaillaient régulièrement plus de 100 heures par semaine. Plus tôt cette année, plusieurs développeurs du défunt studio Telltale ont publié sur les réseaux sociaux des histoires d’horreur à propos de la façon dont les employés ont été remerciés lorsque l’entreprise a fermé ses portes, et sur la longueur des semaines de travail avant sa fermeture.
Dans l’industrie, les développeurs qualifient de « crunch » la période de travail intense précédant le lancement d’un jeu. L’équivalent d’une nuit blanche avant la remise d’un travail scolaire par un étudiant, mais qui peut s’étaler sur plusieurs mois pour certaines productions. Les développeurs montréalais rencontrés par L’actualité estiment généralement que la situation ici est mieux qu’aux États-Unis, mais certains studios locaux soumettent tout de même leurs salariés à ces horaires malsains.
« Ce n’est pas normal. Beaucoup ne peuvent tenir plus de cinq ans dans l’industrie », s’exclame Katharine Neil, du Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV), au MIGS, devant une soixantaine de participants. Le STJV est un jeune syndicat indépendant qui agit présentement comme groupe de défense des droits des travailleurs du jeu vidéo français, mais qui pourra représenter officiellement des employés dès l’année prochaine, lorsqu’il aura atteint deux ans d’existence.
Bien des studios voient le crunch comme une nécessité dans la création d’un jeu vidéo, planifiant même ces périodes intenses des années à l’avance. « Les travailleurs du jeu vidéo sont souvent passionnés, ils ont donc tendance à l’accepter et à en faire plus que ce que leur corps leur permet », estime Anna Scollan, organisatrice nationale à l’Alliance of Canadian Cinema, Television and Radio Artists (ACTRA), le pendant anglophone de l’Union des artistes (UDA) pour les médias enregistrés, comme le jeu vidéo. Les studios de jeux vidéos au Canada ne sont pas syndiqués, mais certains artisans de l’industrie, comme les acteurs, le sont et négocient donc collectivement leurs ententes par l’entremise de l’ACTRA.
Ces conditions de travail difficiles ont incité des développeurs à lancer en mars dernier la Game Workers Unite (GWU), une association internationale de travailleurs du jeu vidéo. Elle rassemble désormais plus d’une vingtaine de sections dans le monde, y compris à Montréal.
Si la GWU est surtout pour le moment un espace de rencontre et de discussion, certaines sections ont des ambitions plus grandes. Dietrich Squinkifer, de GWU Montréal, affirme avoir déjà lancé des campagnes dans certains studios de la ville, tout en admettant être encore à une étape embryonnaire dans le processus.
La section britannique de la GWU est pour sa part plus avancée, et est même en voie de se faire reconnaître comme un syndicat spécialisé légal pour l’industrie. La France, avec le STJV, et le Royaume-Uni, avec la GWU UK, seront donc probablement les deux pays à surveiller de près au cours des prochaines années concernant la syndicalisation dans le jeu vidéo.
Des employés méfiants

Les raisons de la syndicalisation des employés du jeu vidéo sont nombreuses, mais ces derniers hésitent encore à se prévaloir de leur droit.
« Nous avons abordé les employés de quelques studios il y a trois ou quatre ans, mais ça a été un échec. On s’est heurtés à un mur, même s’ils travaillent dans des conditions difficiles », se souvient Yves Rivard, coordonnateur au Service de syndicalisation de la CSN, en entrevue avec L’actualité.
Au Québec, 50 % + 1 du personnel d’un type d’emploi ou d’un service dans une entreprise doivent soutenir le syndicat afin que celui-ci représente officiellement ses employés. « On est très loin du compte. Disons que les gens ne se battent pas pour venir signer des cartes », ajoute Yves Rivard.
Les développeurs interrogés par L’actualité évoquent plusieurs raisons pour expliquer leur crainte de la syndicalisation. « Le jeu vidéo est le summum de l’industrie mondialisée. Un studio peut facilement délocaliser une partie du travail ailleurs dans le monde si les coûts augmentent trop ici », souligne un développeur d’un grand studio montréalais qui a préféré demeurer anonyme.
« Je m’y intéresse énormément et je suis politiquement en accord avec la syndicalisation », ajoute celui qui en a déjà discuté avec quelques collègues amis au sein de son entreprise. « Mais je n’ai pas le courage professionnel de lancer la bataille. »
Selon Yves Rivard de la CSN, beaucoup d’employés du jeu vidéo sont aussi victimes du rêve américain. « Ils acceptent ces horaires malsains, car ils croient qu’ils vont gravir les échelons. » Plusieurs développeurs avec qui la CSN s’est entretenue voyaient le syndicat comme un frein à cette ascension.
Bon nombre de développeurs du milieu gagnent d’ailleurs très bien leur vie, parfois aux dépens de leur santé mentale, surtout lorsqu’ils participent à la création d’un jeu populaire, qui peut faire augmenter considérablement leur salaire grâce à des primes.
Au MIGS, un autre développeur s’inquiétait de la réaction des joueurs — connus pour avoir l’échine sensible — par rapport à la syndicalisation du milieu, surtout si celle-ci entraîne par exemple un retard dans la sortie des jeux.
Il aura fallu attendre plus de 40 ans avant que la syndicalisation s’immisce dans les conversations dans l’industrie du jeu vidéo, poussée par les jeux toujours plus complexes et les semaines de travail qui rallongent en conséquence. Mais il faudra patienter encore longtemps avant que les travailleurs passent de la parole aux actes. Car le plus grand frein à la syndicalisation ne sera probablement pas les employeurs, mais plutôt les employés eux-mêmes.