Il est difficile d’imaginer le monde sans puces électroniques, tellement elles sont partout. Dans les téléphones, les ordinateurs, les voitures… et même les lave-vaisselles.
La majeure partie de la production de ces composants essentiels est concentrée dans une poignée de pays, à savoir les États-Unis et quelques alliés asiatiques. Mais la position dominante du géant américain est remise en question depuis une décennie par l’ascension de la Chine, qui veut sa part de cette industrie qui a généré des revenus de plus de 550 milliards de dollars américains l’an dernier, selon l’association qui la représente.
Les puces électroniques sont en quelque sorte le pétrole du XXIe siècle, la ressource sur laquelle reposent aujourd’hui les puissances économique, géopolitique et militaire, illustre Chris Miller, professeur d’histoire de l’Université Tufts, dans l’essai Chip War : The Fight for the World’s Most Critical Technology. Il y retrace notamment les efforts déployés par la Chine pour rattraper son rival occidental dans une lutte aux conséquences potentiellement « dévastatrices » sur les plans économique et militaire.
L’ouvrage de cet observateur des relations politiques et économiques internationales permet d’éclairer l’un des enjeux cruciaux de notre époque, au moment où les événements se bousculent. Le président américain, Joe Biden, cherche à stimuler la production de semi-conducteurs : il a signé à l’été 2022 une loi dégageant des subventions totalisant 52 milliards de dollars américains. De l’autre côté du Pacifique, la crainte d’un conflit à Taïwan, l’un des plus importants fabricants de puces, met les États-Unis, la Chine et le reste de la planète sur le qui-vive.
Comment les États-Unis sont-ils devenus le fabricant des micropuces les plus rapides et performantes ?
Au début de la guerre froide, on souhaitait miniaturiser les ordinateurs pour qu’ils puissent être intégrés à des missiles. Dans les années 1970 et 1980, des entreprises américaines ont commencé à mettre au point le genre de puces qu’on trouve dans les ordinateurs personnels. Le Japon a ensuite lancé sa propre industrie, puis la Corée du Sud et Taïwan, en collaboration avec des sociétés américaines.
Il y a environ 10 ans, la Chine a reconnu les puces électroniques comme une technologie essentielle pour son économie et son secteur militaire et a senti le besoin d’en assurer une production locale. Elle a investi massivement — des dizaines de milliards de dollars par année en subventions — pour bâtir sa propre industrie de semi-conducteurs. Le but était de ne plus être dépendant des technologies fournies par des adversaires sur le plan géopolitique, les États-Unis en particulier. Aujourd’hui, la Chine dépense davantage pour importer des semi-conducteurs que pour importer du pétrole. Ces semi-conducteurs proviennent principalement des États-Unis ou d’alliés de ceux-ci, comme le Japon, la Corée du Sud ou Taïwan.
Pourquoi doit-on se préoccuper de la domination du marché des puces électroniques ?
Le fait que notre société et notre économie s’appuient sur les puces électroniques fait que la mainmise sur leur production est un enjeu fondamental. Produire des puces requiert un travail d’une extrême précision que seulement quelques entreprises dans le monde sont en mesure de fournir. Ce qui est à la fois surprenant et inquiétant, c’est que certaines sont situées dans des zones tendues sur plan géopolitique. Le meilleur exemple est Taïwan, où la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) produit 90 % des puces les plus perfectionnées. Elles sont fabriquées le long de la côte taïwanaise, à la portée des forces militaires chinoises.
Dans quelle mesure les tensions impliquant Taïwan sont-elles liées à cette industrie ?
La Chine est le plus important acheteur de puces taïwanaises et les forces militaires, qu’elles soient chinoises, taïwanaises ou américaines, dépendent en grande partie des puces produites à Taïwan. Si les choses tournaient mal là-bas, en plus de bousculer l’équilibre géopolitique, cela plongerait la planète dans une crise économique dévastatrice, puisque le monde entier est dépendant de la production taïwanaise de puces électroniques. Remplacer cette production coûterait des milliers de milliards de dollars et demanderait plusieurs années.
Où la Chine se situe-t-elle par rapport aux États-Unis ?
Elle a encore beaucoup de chemin à parcourir. Toutes les usines chinoises qui produisent des puces utilisent encore des équipements importés des États-Unis. La plupart des puces conçues en Chine le sont à partir de logiciels développés par une poignée d’entreprises américaines. Et certains types de puces, comme celles qu’on trouve dans les centres de données ou les ordinateurs personnels, sont importées en grand nombre des États-Unis.
Cependant, la Chine a gagné en influence au sein de l’industrie, notamment grâce à l’argent injecté pour accroître sa propre production. Il est donc fort possible qu’elle parvienne à réaliser d’importants progrès dans les années à venir.
Le pays qui détient le pouvoir informatique possède donc un avantage considérable en matière de puissance militaire. C’est l’enjeu le plus important, pas nécessairement pour les années à venir, mais pour les prochaines décennies.
Pensez-vous que la Chine dominera un jour ce marché ?
Il est trop tôt pour le dire. Ce serait naïf de sous-estimer la Chine parce qu’au cours des quatre dernières décennies, aucun autre pays n’est parvenu autant qu’elle à dépasser les attentes en matière de croissance économique ou de capacité technologique.
Cela dit, ceux qui prédisent un avenir dans lequel la Chine aurait le monopole de la technologie des semi-conducteurs vont trop loin. Il y a des entreprises extraordinaires en Chine, mais les sociétés chinoises qui ont le mieux réussi ces dernières années sont celles qui se sont le plus appuyées sur les technologies étrangères. La stratégie du gouvernement d’injecter beaucoup d’argent en subventions va permettre de développer le savoir technologique chinois, mais en contrepartie, moins les entreprises chinoises seront intégrées au marché mondial, plus elles auront du travail à faire.
Si la Chine parvenait à s’imposer, quelles seraient les conséquences pour les États-Unis ou le Canada ?
Sur le plan technologique, un pays veut s’assurer que les composants de son infrastructure — télécommunications, réseaux informatiques — sont fournis par un partenaire de confiance. Dans le passé, de grandes puissances ont tenté d’exploiter des technologies sur lesquelles elles avaient une emprise pour effectuer de l’espionnage ou exercer des pressions politiques. Personne ne devrait se faire d’illusions concernant la possibilité que la Chine poursuive des objectifs semblables.
Les semi-conducteurs sont par ailleurs indispensables pour le secteur militaire. Le pays qui détient le pouvoir informatique possède donc un avantage considérable en matière de puissance militaire. C’est l’enjeu le plus important, pas nécessairement pour les années à venir, mais pour les prochaines décennies : qui dominera les fondements de la puissance militaire ?
Pouvons-nous imaginer un monde séparé en deux blocs produisant leurs propres semi-conducteurs : les États-Unis et leurs alliés d’un côté, la Chine de l’autre ?
Nous nous dirigeons dans une certaine mesure vers ce que vous décrivez. Actuellement, la Chine ne peut pas, à un coût raisonnable, substituer sa production aux technologies qu’elle importe. Est-ce que ses capacités vont augmenter rapidement ? Plus vite que celles des États-Unis et de leurs alliés ? La question demeure ouverte.
Cet article a été publié dans le numéro de décembre 2022 de L’actualité.
»Les puces électroniques sont en quelque sorte le pétrole du XXIe siècle »
Il y a quand même une différence majeure car on peut produire des puces électroniques n’importe où dans le monde si on y investit suffisamment de ressources.
On ne peut produire du pétrole. Il faut l’exploiter là où il se trouve (Arabie, Vénézuela, Russie…) ce qui peut mener à des conflits.
Mots-clés : « en quelque sorte »
Vous parlez de « …la position dominante du géant américain »; c’est un peu trompeur. Les USA durant les dernières décennies ont laissé Taïwan (avec TSMC) prendre le tête dans les conducteurs haut de gamme (5nm, 3 nm); le pays no 2 est la Corée du Sud (avec Samsung). La compagnie Intel n’est même pas dans les trois premières firmes. Le gouvernement américain,en investissant $50 milliards dans le secteur, souhaite redevenir no 1, mais la partie n’est pas gagnée, tant la supériorité de Taïwan est importante; car pendant que les É-U tentent de se rattraper, TSMC poussera plus loin à la fine pointe…