Le cheap labor de l’intelligence artificielle

Derrière la magie de l’intelligence artificielle, il y a souvent une réalité beaucoup moins reluisante, celle d’une main-d’œuvre anonyme accomplissant des tâches répétitives et abrutissantes pour parfois aussi peu qu’un sou. Notre chroniqueur techno Maxime Johnson a rejoint leurs rangs pendant quelques jours pour en savoir plus. 

Photo : Maxime Johnson

La tâche devant moi est simple : transcrire les informations contenues sur la photo d’un reçu. Tout doit être noté, comme le lieu et l’heure de l’achat, l’adresse du détaillant, son numéro de téléphone, chaque item de la transaction et le prix total. La besogne devrait me prendre d’une à cinq minutes selon la longueur de la facture et son état. Mon salaire ? 0,03$ US par image. Au mieux, je devrais m’en tirer avec un taux horaire de 1,80$ US.

J’ignore pour qui je transcris ces données. La plateforme en ligne qui m’offre cet ouvrage, Mechanical Turk du géant Amazon, ne fournit aucune information sur mon employeur, et les tâches qu’on me confie sont toujours petites et détachées de toute vue d’ensemble.

Celui qui m’engage est, je présume, le développeur d’une application mobile qui comptabilise les achats de ses abonnés. Ces services permettent généralement d’envoyer une photo de ses reçus et une intelligence artificielle décortique ensuite ce qui y est écrit pour créer des rapports et des budgets. En théorie, du moins. Car quand l’algorithme est incapable de détecter les informations nécessaires, l’entreprise se tourne vers une marée de travailleurs de partout dans le monde pour effectuer manuellement ce boulot qui devait être automatique.

Un peu plus tard, j’ai évalué si des photos de téléphone étaient convenables (salaire : 0,01$ par photo) et j’ai dessiné des rectangles autour d’humains captés par des caméras de surveillance (0,03$). Dans ces deux exemples, mon travail ne remédiaient pas aux lacunes d’une intelligence artificielle, mais plutôt à l’entraîner, et à m’assurer que les données utilisées dans les algorithmes d’apprentissage automatique soient d’une bonne qualité.

Amazon Mechanical Turk est l’une des principales plateformes pour effectuer des « microtâches » du genre, mais ce n’est pas la seule. Microsoft et Google possèdent des services internes similaires, et une pléiade d’autres fournisseurs agissent comme intermédiaires entre les entreprises technologiques et leurs travailleurs.

Lorsqu’on lit dans les médias que des sous-traitants humains écoutent les enregistrements d’Alexa et de l’Assistant Google, ou que d’autres transcrivent les conversations tenues sur Messenger de Facebook, c’est généralement avec un service comme ceux-là qu’ils font affaire.

Les besognes accomplies pendant quatre jours m’ont permis d’amasser un (très) maigre 1,65$ US, mais cette somme pourrait augmenter. La plupart des tâches n’ont pas encore été révisées par les employeurs. Certains pourraient prendre des semaines avant de me rémunérer. D’autres pourraient refuser de le faire sans raison valable. Heureusement, je n’attends pas cet argent pour payer mon loyer. D’autres n’ont pas cette chance.

Des millions de personnes dans le monde s’installent quotidiennement devant leur ordinateur pour réaliser ces tâches. Souvent dans des pays en développement comme l’Inde, mais aussi au Canada et aux États-Unis, où ils seraient plus de 20 millions, selon le Pew Research Center. Amazon ne diffuse pas son nombre d’utilisateurs, mais la plateforme Clickworker annonce en moyenne de 10 000 à 20 000 travailleurs disponibles à tout moment de la journée. Près de deux millions de personnes sont actives sur la plateforme. Certains ne s’y branchent que quelques minutes à l’occasion, d’autres le font systématiquement tous les jours.

Tous n’empochent pas aussi peu que moi. Avec le temps, les travailleurs gagnent en efficacité et ont accès à des tâches plus payantes. 4 % des utilisateurs de ces plateformes aux États-Unis seraient d’ailleurs capables d’obtenir l’équivalent du salaire minimum, selon une étude de l’université Carnegie Mellon à Pittsburgh.

Le travail fantôme

Ce nouveau genre de travail a été surnommé « travail fantôme » par l’anthropologue Mary L. Gray et le chercheur Siddharth Suri dans leur livre Ghost Work : How to Stop Silicon Valley from Building a New Global Underclass publié ce printemps.

« Notre recherche expose un monde qui remplace le travail permanent et les salaires par une succession chaotique de petits projets et de microtransactions, où les patrons humains sont remplacés par des processus automatiques programmés pour superviser une main-d’œuvre éparpillée de contractants indépendants anonymes », expliquent les auteurs dans l’introduction de l’ouvrage. Pour eux, le travail fantôme est en quelque sorte l’équivalent numérique des chaînes de montage.

Contrairement à ceux qui assemblent des produits en usine, les travailleurs autonomes qui polissent les données utilisées par les algorithmes d’intelligence artificielle ne sont toutefois protégés par aucune loi. Aucun salaire minimum ne leur est assuré et aucune sécurité d’emploi n’est garantie. Pire, le système lui-même déshumanise les personnes derrière leur ordinateur. Dans Mechanical Turk d’Amazon, ceux-ci ne sont d’ailleurs identifiés que par un code et les donneurs d’ouvrage ignorent tout de ceux qui sont pourtant essentiels à leur entreprise.

Des dizaines de petites tâches à accomplir sont ajoutées toutes les minutes sur la plateforme Mechanical Turk d’Amazon.

Pour Mary L. Gray et Siddharth Suri, cette main-d’œuvre de l’ombre est au cœur d’une profonde réorganisation du monde du travail. Le travail fantôme n’est pas bon ou mauvais en soi, mais il ne devrait pas être caché du public comme c’est le cas en ce moment. Les entreprises qui produisent les services numériques que nous consommons sont redevables et devraient être plus transparentes par rapport au traitement de ceux qui oeuvrent derrière leurs algorithmes, peu importe qu’ils soient sous-traitants ou non.

On pourrait imaginer que le travail fantôme est une situation temporaire, puisque les algorithmes d’intelligence artificielle seront un jour assez performants pour s’en passer. Les auteurs de Ghost Work ne le croient pas. « Le grand paradoxe de l’automatisation est que le désir d’éliminer le travail humain entraîne toujours de nouvelles tâches pour les humains », écrivent-ils.

Les tâches du travail fantôme ne sont également pas toutes reliées à l’intelligence artificielle. Parmi les centaines que j’ai effectuées sur Mechanical Turk, on m’a par exemple demandé de regarder une vidéo de dix minutes pour augmenter le nombre de visionnements d’un Youtubeur (0,03$), de répondre à un sondage (0,01$) et d’identifier entre deux polices de caractères celle qui était la plus facile à lire (0,01$).

L’existence d’outils technologiques efficaces et l’accès à une main-d’œuvre abordable, branchée, disponible 24 heures sur 24 assurent que le travail fantôme est là pour rester, et ce, avec ou sans intelligence artificielle.

Un travail fantôme éthique?

Si le travail fantôme semble inévitable, certains croient néanmoins qu’il est possible de le faire d’une manière éthique. Des entreprises comme CloudFactory, iMerit et Samasource affirment par exemple que leurs données sont compilées par des employés bien traités.

Samasource, qui dénombre parmi ses clients des compagnies comme Google, Walmart, Ford et Microsoft, offre ainsi des formations à ses employés, elle leur garantit des salaires supérieurs au niveau de pauvreté locale (généralement en Afrique de l’Est), un congé de maternité de trois mois et une assurance maladie.

Plusieurs de ces entreprises dites d’« impact » se sont regroupées dans une association mondiale, la Global Impact Sourcing Coalition. Comme le fait remarquer le MIT Technology Review dans un article publié sur le sujet plus tôt ce mois-ci, les membres de l’association ne sont toutefois pas réprimandés s’ils ne répondent pas aux normes établies. Plusieurs d’entre eux ne publient en outre aucun rapport sur le traitement de leurs employés et aucune étude externe ne vérifie les dires de ceux qui le font.

Sans une transparence accrue de la part des entreprises et une surveillance de la société civile – inexistante pour l’instant – les travailleurs fantômes resteront dans l’ombre, dans des conditions qui pourront difficilement s’améliorer.

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Le chroniqueur Maxime Johnson emploie l’expression « algorithme » à tort. L’algorithme est à la programmation ce que le négatif est à la photo argentique. Puisqu’un algorithme peut être conçu sous forme de dessein (organigramme ou ordinogramme), on sourit quand le chroniqueur se sert de verbes d’action (détecter, utiliser, performer) pour décrire son usage.

L’algorithme sert à concevoir et à décrire la façon dont un programme informatique doit être codé, l’algorithme seul ne fait rien et il est même inutile tant qu’il n’est pas traduit dans un langage informatique. L’ordinateur n’a rien à cirer de l’algorithme, il reçoit ses commandes d’un programme informatique mis sous forme de code.

Ce qui est étonnant, c’est que des personnes acceptent d’être payées si peu. Avant de payer l’ordinateur (ou la tablette) sur lequel ils travaillent, ça va leur prendre des années.

J’ai été contacté par un chasseur de tête pour un poste de direction scientifique dans une entreprise qui fait, disons le poliment, de l’enrichissement de données pour entraîner des modèles profonds (deep learning). Il était bien informé, car je complète tout juste une thèse de doctorat sur le sujet de l’amplification des données (data augmentation) en langue naturelle, une forme d’enrichissement (plus précisément de génération de données), mais automatique.

Au départ j’étais curieux, le salaire était alléchant et il y avait des défis technologiques intéressants. De plus, le travail d’externalisation ouverte ou production participative (crowdsourcing) m’a été présenté comme une aide au développement international.

J’ai refusé le poste pour des raisons éthiques quand j’ai compris qu’une bonne partie du travail impliquait les « petites mains de l’intelligence artificielle », une main-d’oeuvre bon marché disséminée dans des pays en développement avec des conditions de travail inexistantes.

Pour en apprendre davantage sur cette forme grandissante d’exploitation des travailleurs et de précarisation de l’emploi , je recommande la lecture du livre d’Antonio A. Casilli, « En attendant les robots: Enquête sur le travail du clic. » publié au Seuil en 2019. http://bit.ly/2NtCTMF