Le plan avorté pour rendre la pornographie en ligne payante

Montréal était au cœur de la machination concoctée par Fabian Thylmann, le magnat maintenant retraité de la porno en ligne.

Photo: Maciej Korsan/tookapic
Photo: Maciej Korsan/tookapic

Blogue_vie numeriquePeu de gens le savent, mais le monde a frôlé la catastrophe en 2012. Du moins le monde de la pornographie en ligne. Un plan machiavélique était alors en œuvre pour transformer en pages payantes les sites gratuits pour adultes les plus populaires.

Une machination menaçant l’équilibre mondial ne serait rien sans un richissime méchant au surnom révélateur: Fabian Thylmann, alias le King of Porn. À l’époque, si vous tapiez «free sex» dans Google, la quasi-totalité des résultats affichés sur la première page appartenaient à cet Allemand dans la trentaine. Mais ce n’était pas assez pour lui.

Son plan, relaté récemment par le magazine The Economist, tenait en quelques lignes: acheter les deux plus gros sites absents de son tableau de chasse —xHamster et XVideos —, puis cacher toute cette chair nue derrière un mur payant. Les profits astronomiques générés suffiraient à acquérir toute page gratuite qui gagnerait en popularité.

Le King of Porn se butait toutefois à un problème de taille: les propriétaires de xHamster et XVideos refusaient de vendre.

Oubliez tous les clichés qui vous viennent à l’esprit en imaginant un magnat de la pornographie. Thylmann est un geek, un vrai, qui a commencé à programmer à l’adolescence.

L’une de ses créations, un logiciel publicitaire largement adopté par l’industrie du X en ligne, a généré un petit pactole en 2006. Une somme qui lui a permis d’acheter son premier site porno: Privat Amateure.

Privat Amateure était un site payant — qui existe toujours — en allemand. Là où certains voyaient une source d’argent facile ou une entreprise amorale, Thylmann percevait un site Web à optimiser. Après trois mois entre les mains du programmeur, Privat Amateure avait doublé ses profits.

«C’est là que j’ai compris que c’était une bonne affaire d’acheter des sites pour adultes, a-t-il déclaré au New York Magazine en 2011. À l’époque, tu pouvais les acheter pas cher, et c’était facile de les améliorer.»

Et c’est ce qu’il a fait. Avec MyDirtyHobby. Avec Webcams. Avec xTube. Mais la véritable transaction qui a installé Thylmann sur la scène mondiale de la porno, c’est l’acquisition des actifs de Mansef et Interhub, deux entreprises installées à Montréal.

Selon le Registraire des entreprises du Québec, Mansef inc. était une «société d’investissement», tandis qu’Interhub offrait des «services informatiques» de «marketing» et de «vente sur Internet».

Plus concrètement, la première était un holding spécialisé dans les sites pornos et dont l’une des possessions les plus prisées était Brazzers. La seconde était derrière PornHub, l’un des sites XXX gratuits les plus populaires au monde.

Mansef et Interhub ont été fondées au cours des années 2000 par trois étudiants dans la vingtaine: Ouissam Youssef, Stephane Manos et Matt Keezer. Leur approche, qui combinait connaissances technologiques et flair en affaires — ils ont brillamment exploité la niche des MILF (femmes d’âge mûr) aux gros seins — , les a propulsés au sommet de la porno en ligne en quelques années.

Mais le succès a été de courte durée. En 2009, les autorités américaines ont ouvert une enquête pour fraude fiscale et saisi 6,4 millions de dollars de Mansef. S’ajoute à cela, en 2010, une poursuite de 6,75 M$ pour diffusion gratuite et non autorisée de contenu appartenant à Ventura Content.

Les hommes d’affaires semblaient même s’inquiéter pour leur sécurité: des agents privés patrouillaient 24 heures du 24 le quartier cossu de Laval où cinq dirigeants de Mansef s’étaient établis. Les allées et venues de ces gardiens à bord de VUS à vitres teintées ont d’ailleurs troublé les résidants, et plusieurs ont porté plainte.

Bref, en 2010, il était temps de vendre. Et Fabian Thylmann, le futur King of Porn, était prêt à acheter. La transaction aurait avoisiné les 140 millions de dollars.

Thylmann mettait la main sur les domaines numériques de Mansef et Interhub, ainsi que sur quelque 250 employés, dont certains en poste à Montréal. Il a rassemblé tous ces actifs dans une nouvelle entité, Manwin, puis continué de faire ce qu’il faisait le mieux: acheter des sites pornos pour les optimiser.

Visitez PornHub ou Brazzers, et vous saurez au premier coup d’œil quel type de contenu s’y trouve. Répétez l’expérience avec Manwin, et rien ne laissera transparaître que vous vous trouvez sur la page d’accueil d’un empire porno.

Le site de l’entreprise affichait l’image sobre d’une multinationale respectable spécialisée dans le marketing en ligne. De nombreux postes à pourvoir au bureau montréalais, sur le boulevard Décarie, y étaient affichés. Manwin ne cherchait pas des hommes et des femmes prêts à se dévêtir devant les caméras, mais plutôt des spécialistes de l’informatique et du Web.

Là réside tout le génie de Thylmann. À ses yeux, son empire était d’abord et avant tout une entreprise techno. Son défi consistait à attirer et monétiser un maximum de trafic sur ses sites. Que lesdits sites exposaient tous les ébats sexuels imaginables et inimaginables s’avérait secondaire.

En 2012, Thylmann était devenu le King of Porn. Quoi de plus enrageant pour un roi ambitieux que de voir un immense territoire échapper à sa mainmise et entraver son avidité? Sans xHamster et XVideos, imposer un mur payant dans les sites gratuits était voué à l’échec.

Thylmann a offert jusqu’à 120 millions au propriétaire de XVideos, un Français. Sa réponse: «Désolé, je dois aller jouer à Diablo II.» Traduction: «Va te faire foutre.»

Puis les autorités allemandes ont lancé une enquête pour évasion fiscale contre Thylmann, et il a été extradé de la Belgique vers l’Allemagne. Comme pour les fondateurs de Mansef auparavant, le temps était venu de vendre. Le King of Porn a cédé Manwin en 2013, perdant du même coup sa couronne et son rêve de monopole pornographique.

Aujourd’hui, Thylmann consacre son temps à investir dans diverses jeunes pousses et à lutter contre les accusations d’évasion fiscale qui pèsent toujours contre lui. Manwin, qui a changé son nom pour MindGeek, compte plus de 1 000 employés dans le monde et embauche toujours à Montréal. Et les amateurs de pornographie peuvent continuer de visiter leurs sites favoris sans sortir leur carte de crédit.