Par-dessus le bruissement des feuilles, la stridulation des criquets et le son du ruissellement de l’eau, un petit chant vif et aigu se fait entendre. Sur l’écran du téléphone de Tristan Jobin, l’appli Merlin affiche en quelques secondes le nom de l’espèce. C’est une paruline flamboyante, un menu oiseau noir et orangé qui poursuivra quelques jours plus tard sa migration vers le Mexique. « L’application l’a identifié sans problème, même si on n’a pas entendu son chant typique », dit le biologiste, visiblement satisfait de l’expérience.
Tristan Jobin n’a pas besoin de Merlin pour nommer les oiseaux du ruisseau Hazen, à Saint-Jean-sur-Richelieu, puisqu’il peut reconnaître une centaine de chants différents à l’oreille. Mais dans une nouvelle région, ou pour un ornithologue débutant, cet outil moderne peut aider à identifier une espèce moins familière.
Merlin n’est qu’une des nombreuses technologies qui agrémentent les sorties des amateurs de faune aviaire. Le quotidien des birders, comme on les appelle en anglais, comporte aussi des bases de données complexes, de la reconnaissance d’oiseaux à partir de photos, des systèmes d’alerte pour être informé qu’un spécimen recherché a été vu à proximité dans la dernière heure, et des gadgets comme des appareils photo numériques avec objectifs adaptés à l’observation animale, des haut-parleurs sans fil pour appeler les oiseaux et des microphones mobiles pour enregistrer les chants.
« Les nouvelles technologies ont beaucoup contribué à la popularisation de l’ornithologie », remarque Jean-Sébastien Guénette, directeur général de QuébecOiseaux, un regroupement d’ornithologues, de clubs et d’organismes liés à l’étude, à l’observation et à la protection des oiseaux au Québec. De simples groupes Facebook de partage de photos d’oiseaux attirent désormais des dizaines de milliers de Québécois. Selon les sondages, de 20 % à 25 % de la population s’intéresserait aux oiseaux (ne serait-ce qu’en installant une mangeoire sur son terrain). « Et depuis le début de la pandémie, l’engouement est encore plus grand », ajoute Jean-Sébastien Guénette. Dans la province, les observations enregistrées dans la base de données eBird ont d’ailleurs augmenté de plus de 40 % en 2020 seulement.
eBird est le cœur de la révolution ornithologique actuelle. Lancée au début des années 2000, puis rehaussée avec une application mobile en 2015 (eBird, offerte sur Android et iOS), cette base de données de l’Université Cornell, aux États-Unis, permet de noter dans des listes les oiseaux que l’on croise, en plus d’avoir accès à toutes les informations connues sur ces derniers. Chacun peut y téléverser ses photos, suivre ses statistiques d’observation et se comparer avec les autres (les birders sont solidaires, puisqu’ils n’hésitent pas à s’appeler lorsqu’un spécimen rare est de passage, mais ils sont aussi compétitifs).
« J’enregistre au moins une liste tous les jours », dit Tristan Jobin. Peu importe s’il sort 2 heures avant le travail ou 15 minutes pour promener son chien, le jeune quarantenaire a toujours les oreilles et les yeux ouverts, et son téléphone n’est jamais loin. Depuis le début de l’année, il a observé pas moins de 202 espèces dans le Haut-Richelieu seulement, ce qui en fait l’ornithologue le plus prolifique du coin, selon ce que l’on constate sur eBird.
Pour l’instant, du moins. Car Réal Boulet, qui a déjà identifié 196 espèces, n’est qu’à une sortie chanceuse de le rattraper. « Au début, je ne voulais pas utiliser eBird, je trouvais ça un peu fou d’être devant mon écran en pleine nature. Mais finalement, je me suis rendu compte que c’était de toute façon la même chose avec du papier et un crayon », raconte le retraité, également croisé au ruisseau Hazen.
Les technologies sont pour lui aussi une composante importante du passe-temps. « D’ailleurs, ce sont souvent les gadgets qui nous relancent. Tu achètes un nouvel appareil photo et tu réalises que tes vieux clichés ne sont plus assez bons, alors tu recommences à photographier les espèces que tu avais déjà », illustre-t-il.
Les technologies ne sont pas nouvelles en ornithologie, précise celui qui observe les oiseaux depuis les années 1980 et qui termine en ce moment la rédaction d’un livre sur l’histoire de l’ornithologie au Québec. La province avait déjà une base de données, ÉPOQ (Étude des populations d’oiseaux du Québec), dans les années 1970. « À ce moment-là, les gens envoyaient leurs listes manuscrites à leur club d’ornithologie et la saisie était centralisée », explique Réal Boulet. ÉPOQ n’est plus en service depuis 2016, mais le transfert de ses informations vers eBird est bien avancé.
Les bases de données sont plus qu’une façon de documenter ses prouesses personnelles. Il s’agit également d’une forme de science participative où les observations des amateurs sont reprises par la communauté scientifique, qui les utilise notamment pour le suivi des espèces et la gestion des populations.
« Il y a un protocole rigoureux à suivre », souligne Tristan Jobin. Des bénévoles s’assurent que les listes envoyées sont crédibles. Un oiseau observé au Québec alors qu’il devrait être en Europe, par exemple, attirera des soupçons. « C’est aussi pour ça qu’il faut faire attention avec les applications comme Merlin, qui reconnaissent les oiseaux par le son ou par les images. Elles ne sont pas parfaites. Ce sont de bons indicateurs, mais il faut toujours confirmer l’identification soi-même », poursuit le biologiste.
Heureusement, Merlin devrait s’améliorer avec le temps. Un nouveau modèle d’intelligence artificielle permettra bientôt de reconnaître 9 000 espèces différentes à partir de photos, plutôt que 8 000 à l’heure actuelle. « Les utilisateurs pourront en plus envoyer leurs propres enregistrements audios pour améliorer nos modèles », note Drew Weber, coordonnateur du projet Merlin au laboratoire d’ornithologie de Cornell. Merlin est en quelque sorte une porte d’entrée vers l’observation d’oiseaux, alors que eBird, du même laboratoire, s’adresse à des ornithologues plus avertis.
Détail intéressant, depuis que la fonction de reconnaissance sonore a été lancée en juin, les ornithologues ont téléversé plus de 10 millions de fichiers, mais ceux-ci ne seront pas utilisés pour améliorer le système. « Nous voulons que ce soit fait d’une façon volontaire et consciente. Dans les fichiers que l’on obtient présentement, il peut y avoir des enfants qui parlent en arrière-plan », ajoute Drew Weber. La démarche détonne avec les stratégies habituelles des entreprises technologiques et leur inlassable appétit pour les données.
Cette façon consciencieuse de faire les choses n’est pas la seule qui mérite d’être notée. « Si quelqu’un observe un oiseau qui pourrait être dérangé par les humains, eBird n’enverra pas d’alerte aux utilisateurs pour leur dire qu’il a été vu, et ne permettra pas de retrouver sa position GPS avec précision », explique Tristan Jobin. Les ornithologues font eux aussi attention. « Si j’ai un doute quant à savoir si je devrais partager une observation ou non, j’attends quelques semaines que l’oiseau ne soit plus là avant de le faire », illustre-t-il.
Or, tous ne prennent pas autant de précautions. « Il y a parfois des excès, surtout à cause des réseaux sociaux », affirme Réal Boulet, qui partage lui-même ses images dans différents groupes Facebook. Paparazzi animalier qui frappe sur un arbre pour réveiller un hibou ; photographe qui lance une souris à un harfang des neiges afin de réaliser le cliché parfait ; publications qui mènent des dizaines de personnes près d’un oiseau rare : les débordements sont l’exception, mais c’est une réalité avec laquelle les ornithologues (et les oiseaux) doivent désormais vivre.
« Avec l’explosion de l’ornithologie des dernières années vient aussi l’explosion des cabochons », déplore Tristan Jobin, qui se perçoit d’ailleurs comme responsable des spécimens qu’il documente sur Internet. « On est des observateurs, rappelle-t-il. On ne devrait pas faire de l’ornithologie aux dépens des oiseaux. »
Cet article a été publié dans le numéro de novembre 2021 de L’actualité.