
Je sais que beaucoup en ont contre les résolutions du Nouvel An.
J’ai un peu de mal à comprendre cette réaction épidermique. Il est vrai que l’on ne sait pas toujours comment bien s’y prendre pour respecter nos engagements. Les résolutions sont souvent trop nombreuses et ambitieuses, et les moyens pour les tenir inadéquats. Le rapport entre les intentions et les actions est, pour plusieurs, un trou noir.
Cela dit, c’est quand même une bonne chose qu’une personne ait le réflexe de jeter un regard rétrospectif sur l’année qui vient de passer et de se projeter dans celle qui débute. Cette façon toute socratique de prendre du recul et de s’auto-examiner devrait idéalement être permanente, mais c’est un début.
Je ne suis pas très original. Comme bien des «travailleurs de l’information», je souhaite me débrancher plus souvent et plus longtemps, réduire la quantité de stimuli auxquels je suis exposé pendant que je travaille à l’ordinateur, et mieux consacrer mon temps et mon attention à ce qui compte vraiment.
Le neuropsychologue David J. Levitin, de l’Université McGill, a publié l’automne dernier un livre intitulé The Organized Mind : Thinking Straight in the Age of Information Overload. Son essai est une synthèse impressionnante des recherches en neurosciences et en sciences cognitives sur la façon dont nous traitons l’information et organisons nos vies en conséquence.
La section sur le multitasking est particulièrement efficace. Nous avons sans doute tous entendu dire que le multitâche est à proscrire. Levitin explique clairement pourquoi et suggère des moyens pour enrayer la fâcheuse propension de notre esprit à la dispersion.
Ce que l’on appelle le «multitâche» consiste rarement en l’exécution de plusieurs tâches en simultané. Il s’agit plutôt de passer rapidement d’une tâche à l’autre, de façon séquentielle, comme lorsque j’écris des courriels tout en rédigeant un rapport ou en préparant le cours que je devrai donner demain.
Le multitâche augmente le nombre de décisions que nous devons prendre dans une période de temps donnée.
Dois-je répondre tout de suite à ce courriel que m’a envoyé un collègue ? Si oui, que dois-je répondre ? Est-ce que j’accepte cette invitation à faire une conférence à l’étranger ? Serai-je absent de la maison et séparé de ma conjointe et des mes enfants plus souvent que je le souhaite au prochain trimestre ? Cela aurait-il des répercussions sur mes autres engagements ? Et devrais-je commenter la publication Facebook pleine d’esprit d’un de mes amis ? Ce tweet me suggère d’ouvrir un lien Internet. Je l’ouvre ? Est-ce que je visionne la vidéo qu’il contient ? Et mes textos ? La norme est que j’y réponde plus rapidement qu’à mes courriels, non ? Est-ce que je suggère à mon vieil ami de venir souper à la maison samedi prochain ?
En multipliant les décisions à prendre, l’alternance rapide entre des tâches différentes tend à faire augmenter notre niveau de stress et à épuiser plus rapidement que nécessaire nos ressources en matière de volonté ou de contrôle de soi — des ressources qui sont nécessaires pour accomplir des tâches exigeantes ou lassantes.
Qui plus est, passer d’une tâche à l’autre entraîne un coût cognitif. Comme un ordinateur qu’on redémarre, notre esprit a besoin de temps pour reprendre le fil de la réflexion.
Le multitâche est beaucoup moins efficace que la concentration soutenue et exclusive. C’est lorsque nous consacrons 50 minutes d’attention véritable que nous progressons le plus dans la réalisation des tâches difficiles, car notre esprit a besoin de temps pour s’installer et atteindre un état de concentration optimal, écrit Levitin.
Même lorsque nous alternons entre des tâches légitimes plutôt que d’être en train de procrastiner en surfant d’un site Web à l’autre, fragmenter notre attention nous rend moins efficaces. Si j’écoute une émission sérieuse en baladodiffusion tout en cuisinant, je risque fort de mal mesurer mes ingrédients ou, le plus souvent, de perdre le fil de la discussion que je suis en train d’écouter.
Je me suis souvent dit qu’avant Internet, les courriels et les médias sociaux, je perdais quand même beaucoup de temps à rêvasser lorsque je devais, par exemple, rédiger mes travaux de fin de session. Levitin fait malheureusement remarquer qu’il vaut beaucoup mieux perdre du temps à rêvasser qu’à s’enfoncer dans le marasme que peut être la Toile.
Il se trouve qu’être dans la lune est utile à la créativité, en particulier pour faire les nouveaux liens qui sont à l’origine des idées originales. Or, lorsque je fais dérouler frénétiquement mon fil de nouvelles sur Facebook ou Twitter, je ne suis ni en train de me concentrer sur une tâche ni en train de flâner mentalement : j’épuise plutôt mes réserves cognitives et j’intériorise des habitudes dont j’aurai du mal à me départir. La fameuse «plasticité» du cerveau a ses bons et mauvais côtés.
Ce qui est peut-être le plus pernicieux avec le multitâche 2.0 est la dépendance qu’il induit. Levitin rappelle que la partie délibérative et exécutive du cerveau — le cortex préfrontal — a un parti pris en faveur de la nouveauté.
Comme les enfants, nous sommes attirés par ce qui bouge, scintille, se renouvelle. L’information que nous recevons en intraveineuse par l’entremise de nos appareils intelligents produit de petites doses de dopamine, dont notre cerveau raffole. Les nouvelles d’un ami cher, les «J’aime» sur Facebook, l’invitation flatteuse que je reçois, l’article intéressant partagé sur Twitter — tout cela atterrit dans notre Centre cérébral des récompenses.
C’est de la gratification immédiate vite consommée ; des calories vides, en quelque sorte. Mon cerveau est récompensé, comme l’écrit Levitin, pour être indiscipliné. Ce cercle vicieux est un autre coût de cette mauvaise distribution de l’attention qui nous afflige.
Levitin est douloureusement conscient des difficultés inhérentes à la gestion de la surabondance d’information. Il nous rappelle néanmoins que, malgré ses imperfections, le cerveau humain — tel qu’il a évolué au fil des défis adaptatifs auxquels nos lointains ancêtres ont été confrontés — demeure un formidable outil cognitif.
Renforçant le consensus émergent au sujet de la façon d’augmenter la rationalité de nos décisions et de raffermir le lien entre nos intentions et nos actions, il affirme qu’il est impératif d’économiser (autant que faire se peut) nos ressources mentales pour les consacrer à ce qui importe vraiment et, en corollaire, d’externaliser le plus possible les fonctions qu’on demande à notre esprit d’exécuter.
En gros, il faut concevoir une série d’astuces — ces fameux lifehacks — qui nous permettront de mettre au point des automatismes sains, ainsi qu’un système personnel de traitement de l’information et de gestion du temps efficace. J’ai discuté de cette approche en lien avec la désespérante tendance à procrastiner ici.
Bref, Levitin est tout sauf pessimiste. Je dois avouer que je l’envie un peu.
Pour l’instant, j’ai réussi à me tenir loin de mon iPhone avant d’aller au lit — la section du livre sur les effets néfastes de la lumière bleue produite par les écrans de nos appareils sur la qualité du sommeil m’a suffisamment troublé — et je n’ai pas consulté les réseaux sociaux pendant l’écriture de ce billet… mais ces modestes conquêtes sont bien fragiles.
Chaque fois qu’une idée que je veux exprimer demeure nébuleuse dans mon esprit ou que les mots pour la formuler ne viennent pas comme je le voudrais, j’entends l’appel des courriels, SMS, notifications Facebook et autres sirènes virtuelles. Et nous ne sommes que le 6 janvier.
Un couple d’amis a eu la présence d’esprit de mettre ses résolutions sur papier et de les consulter de temps à autre pendant l’année. Je pense que je vais imprimer ce billet et le mettre bien en vue dans mon bureau.
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À propos de Jocelyn Maclure
Jocelyn Maclure est professeur titulaire à la Faculté de philosophie de l’Université Laval. Il travaille parfois, lorsqu’il parvient à bien gérer son temps et ses priorités, à l’écriture d’un essai sur l’identité personnelle et la volonté.
WOW! Vraiment un article que plusieurs devraient lire et mettre en pratique…en débutant avec moi. Nous sommes de plus en plus sollicités et il est donc facile d’être distrait.
Quel article lumineux, utile et accessible sur un sujet… Envahissant! J’espère avoir l’occasion de lire votre essai en devenir!