Pourquoi le Canada pourrait être la prochaine cible de Facebook

Si Ottawa emboîte le pas à l’Australie et adopte un projet de loi qui forcerait les géants du Web à partager leurs revenus avec les médias, Facebook bloquera le contenu journalistique canadien.

FG Trade / Getty Images

Il y a de ces coïncidences. Peu de temps après que Facebook eut bloqué les médias australiens de sa plateforme, j’ai passé une heure au téléphone avec Kevin Chan, grand patron de Facebook au Canada.

Il m’a dit qu’il travaillait d’arrache-pied pour éviter que l’entreprise prenne la même décision au Canada. Le message était clair : si Ottawa emboîte le pas à l’Australie et adopte un projet de loi qui forcerait les géants du Web à partager leurs revenus avec les médias, Facebook bloquera le contenu journalistique canadien également.

Il n’est plus possible de partager des liens vers les articles de sites Web de médias australiens. (Source : capture d’écran de l’auteur faite le 19 février 2021.)
Avant de lâcher l’arme nucléaire, quand même, M. Chan a tenu à dire que son entreprise pouvait se montrer conciliante. Il affirme que Facebook a versé 10 millions de dollars au cours des quatre dernières années en soutien à différents projets journalistiques au pays. Il a promis qu’il en ferait davantage dans les années à venir. Mais, plaide-t-il, « il faudrait idéalement travailler en partenariat avec les médias ». Comprenez : sans qu’une loi contraigne Facebook à le faire.

Rendre à César

Je m’entends avec Kevin Chan sur plusieurs points. En voici un. L’automne dernier, l’organisme qui représente les principaux éditeurs de presse au Canada a publié un rapport intitulé Niveler les règles du jeu en matière de numérique. On y lit qu’une loi semblable à la loi australienne permettrait de recueillir 620 millions de dollars par an auprès de Google et de Facebook au Canada. Cette estimation « coïncide étroitement avec la diminution des revenus des éditeurs de presse prévue entre 2019 et 2023 ». Autrement dit, les géants du Web détourneraient, voire voleraient carrément les revenus publicitaires des médias.

Cette prémisse des éditeurs est fausse. Ce qui s’est passé, en fait, c’est que Google et Facebook ont mieux réussi à adapter à l’ère numérique le modèle d’affaires qui a permis aux médias de faire fortune à l’ère analogique, où l’imprimé puis les ondes dominaient.

Ce modèle est simple. On attire l’attention du public et on vend de la publicité en retour. Les ventes de pub ont représenté 80 % des revenus de Google et 98 % de ceux de Facebook l’année dernière. En termes absolus, ça donne le tournis : 310 milliards de dollars canadiens dans le monde, dont 7,6 milliards au Canada seulement.

La valeur du journalisme

Cela dit, il faut reconnaître qu’une partie de cette attention est générée par des contenus médiatiques. Laquelle, selon M. Chan ? « Zéro », répond-il. C’est le lien social qui nous scotche sur notre fil Facebook. « Il est faux de dire que l’information a une valeur pour Facebook. »

Et c’est là que nos opinions divergent. Dans la revue universitaire Sur le journalisme, Tristan Mattelart a méticuleusement documenté comment Facebook avait courtisé les médias d’information pour avoir du contenu de qualité sur sa plateforme naissante.

J’ai estimé, l’automne dernier, que 5,3 % des revenus publicitaires de Facebook entre le 1er janvier 2018 et le 30 juin 2020 avaient été engendrés par les contenus journalistiques. J’ai refait l’exercice ces dernières semaines en me concentrant sur l’année 2020 seulement. J’ai aussi utilisé un échantillon plus grand de 1,9 million de publications sur des pages Facebook administrées au Canada.

Comparaison du nombre de publications et d’interactions suscitées en 2020 entre les pages Facebook de médias et les autres. (Source : extraction de données de CrowdTangle.)
On se rend compte d’abord que près d’une publication sur cinq dans mon échantillon a été le fruit d’un média ! Il y a donc beaucoup d’information dans Facebook. Les médias mobilisent énormément ce réseau social. Mais ils en sont un peu le brocoli. Ils excitent moins nos sens que le contenu viral qui fait le pain et le beurre de l’entreprise de M. Zuckerberg et génèrent moins d’interactions (seulement 7,3 %). En appliquant cette proportion plus raisonnable aux ventes publicitaires canadiennes de Facebook, j’estime donc à 210 millions de dollars la valeur du contenu journalistique canadien pour l’entreprise en 2020.

Revenus publicitaires de Google et de Facebook au cours des trois dernières années (en millions de dollars canadiens). (Sources : rapports annuels 2020 des deux entreprises et Canadian Media Concentration Research Project.)
« La méthodologie de ce chercheur est basée sur des hypothèses incorrectes quant au fonctionnement de nos produits publicitaires. Ses conclusions sont donc erronées », a déclaré Kevin Chan à La Presse, lorsqu’un journaliste lui a demandé de commenter mes estimations.

M. Chan m’a bien expliqué qu’il n’y avait pas de lien direct entre la pub et le contenu ou de corrélation entre les likes et les revenus de son entreprise. Je le comprends bien. Facebook vend du « temps de cerveau humain disponible », comme le disait si bien l’ex-président de TF1.

Un des besoins essentiels de ces cerveaux est de savoir ce qui se passe autour d’eux. Facebook répond en partie à ce besoin. Il est ainsi impossible que l’information n’ait aucune valeur pour Facebook. En ce sens, M. Chan est même contredit par l’un des vice-présidents de son entreprise, Justin Osofsky, qui écrivait en 2013 que « les gens se rendent sur Facebook non seulement pour voir ce qui arrive à leurs amis et en discuter, mais aussi pour lire des informations et découvrir ce qui se passe dans le monde qui les entoure ».

Rééquilibrer les pouvoirs

Les plateformes sentent la soupe chaude et manient la carotte et le bâton. Google a conclu un accord avec News Corp, la principale entreprise de presse en Australie, et propose actuellement des ententes semblables au Québec. Elles pourraient entrer en vigueur à compter de l’été 2021 et rapporter « quelques millions » aux médias d’ici, selon un éditeur à qui j’ai parlé.

Mais c’est une carotte empoisonnée. Quel pouvoir auront les entreprises de presse devant des géants pour garantir la pérennité de tels accords s’il n’y a pas de réglementation ? D’ailleurs, une entente que j’ai pu consulter contient une clause selon laquelle Google peut tout annuler à 90 jours d’avis.

La page Facebook du quotidien The Age, de Melbourne, vidée de son contenu. (Source : capture d’écran faite sur Facebook le 18 février 2021.)

Il y a un déséquilibre entre, d’un côté, deux multinationales dont les chiffres d’affaires combinés avoisinent le PIB de pays comme la Finlande ou la Nouvelle-Zélande et, de l’autre, des médias désargentés qui ne font pas le poids et qui ne peuvent pas demander, individuellement ou même collectivement, à Google et à Facebook de mieux partager les revenus qu’ils engrangent grâce aux contenus journalistiques.

Le principal avantage du projet de loi australien est justement de rééquilibrer les pouvoirs entre le journalisme et les plateformes. J’oserais même dire que c’est un combat historique entre le public et le privé. L’une des valeurs cardinales du journalisme est la défense de l’intérêt public. C’est ce principe fondamental, à mon sens, qui sous-tend la démarche australienne et qui semble guider, pour l’instant, l’action du ministre du Patrimoine canadien Steven Guilbeault.

Le coup de force de Facebook est un abus de pouvoir d’une multinationale privée. Le public, et les journalistes qui l’informent, compte sur les États, dont le Canada, pour défendre ses intérêts.La Conversation

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation.

Les commentaires sont fermés.

Serait-ce une hérésie de penser que les médias québécois ou canadiens pourraient s’unir pour lancer une plateforme d’information où les utilisateurs commenteraient les nouvelles ? Les organismes ou organisations sérieuses seraient aussi des partenaires. Facebook demeurerait enfin pour le seul babillage…

Facebook s’est entendu avec le gouvernement australien le 23 février. C’est donc peut-être un exemple à suivre.
Je me demande quand même toujours qui est influencé par la publicité que l’on trouve sur Facebook. Je ne me rappelle pas avoir acheté quoi que ce soit apràs avoir vu un publicité sur Facebook.
Les publicités que je trouve sur les sites des journaux me semble mieux ciblée.

Il est grand temps, que ces géants paient et respectent les lois des pays où ils font leurs bénéfices.

Qui d autre que l Australie pouvait s’élever contre le monopole journalistique de FB ?
Pour ne pas dire spoliation. J ai été assez étonné de la voir seule dans ce combat et me réjouis du soutien du Canada.
L instinct grégaire de l homme à formé un nouvel élément, une foule numérique qui modifie l état du monde nous l’avons vu avec les élections américaines et le Brexit pour ne citer que ces 2 exemples avec la possibilité d asséner mille fois un mensonge pour qu il devienne « vérité « 
Ce n est pas l avenir que je souhaite pour mes enfants mais ai je vraiment droit au chapitre à 57 ans ?
Quelle desolation de voir l utilisation faite de cet outils numériques et la pollution que génère nos films de chatons et autres blagues virales, filtres en tous genres, utubeurs (beuses) prêts à tout pour devenir riches et célèbres mais pour quel idéal ? Des datacenters saturés ? 200$ /mois ?
Pour une réussite combien d échecs, cela rappelle un peu la folie frénétique des ruées vers l or d un temp pas si lointain.
Au même titre que la 5g Il n est pas concevable de revenir en arrière et de supprimer toutes ces aberrations que sont des réseaux « dit »sociaux qui n ont rien de social si ce n est d enfermer le sujet dans une bulle égo centrée, nul doute que le progrès ou l évolution s en chargeront mais au détriment du genre humain j’en ai peur
La nature ayant horreur du vide elle aura de quoi faire avec ces inepties.