Les jours des fichiers témoins publicitaires sont comptés. Ces documents enregistrés par votre navigateur Web chaque fois que vous visitez un site, qui permettent aux publicitaires de vous suivre à la trace sur Internet, seront en effet retirés en 2023 du navigateur Chrome de Google (utilisé par près de 65 % des internautes dans le monde). Safari, dont les parts de marché frôlent les 20 %, bloque pour sa part ces fichiers depuis 2020. Les autres fichiers témoins (qui permettent, entre autres, aux utilisateurs d’un site de ne pas avoir à rappeler leur langue de préférence à chaque visite), eux, ne sont pas concernés par la mesure.
Les fichiers témoins publicitaires, aussi appelés fichiers témoins tiers, sont efficaces pour les annonceurs, qui connaissent grâce à eux les visiteurs de sites Web dans leurs moindres détails. Simplement en consultant les paramètres publicitaires de Google, je constate par exemple que le géant du Web a répertorié près de 200 catégories pouvant me définir. Google sait, entre autres choses, que j’ai un enfant « entre quatre et cinq ans », que j’aime les comédies romantiques (c’est vrai !) et que je m’intéresse aux technologies. Google a obtenu ces informations grâce aux différentes recherches que j’ai effectuées sur son moteur, mais aussi notamment à l’aide des fichiers témoins tiers laissés sur d’autres sites qui ne sont pas les siens (d’où le mot « tiers ») et qui comptabilisent chacune de mes visites.
L’omniprésence des fichiers témoins tiers est d’ailleurs dénoncée par de nombreux organismes de protection de la vie privée. Cette technologie, que l’organisme américain de défense des libertés en ligne Electronic Frontier Foundation (EFF) avait baptisée « surveillance d’entreprise », rend en effet difficile l’anonymat sur le Web et manque de transparence (on ne sait pas qui nous suit).
« Quand Google a annoncé son intention de retirer les cookies tiers, l’objectif était de démontrer qu’elle était une bonne entreprise citoyenne et qu’elle avait la vie privée de ses utilisateurs à cœur », rappelle Jean-François Renaud, associé et cofondateur de l’agence de stratégie et marketing numériques Adviso. Puisque la société mère de Google, Alphabet, tire plus de 80 % de ses revenus de la publicité, enlever complètement les témoins publicitaires (ce qu’a fait Apple dans Safari) n’était pas une possibilité. Il fallait trouver une solution de rechange pour continuer de cibler les internautes, mais sans les suivre à la trace. C’est ce que tentera de faire Topics API lorsque la technologie sera lancée, plus tard cette année.
Topics API recense toutes les semaines vos cinq intérêts principaux
Chaque semaine, vos cinq sujets de recherche préférés seront déterminés par Chrome parmi une liste de 350 thèmes potentiels (jeux vidéos, grils et barbecues, pêche, etc.). Vos préférences seront conservées pendant trois semaines seulement, et les sites que vous visiterez seront informés de vos cinq sujets de prédilection au cours des trois semaines précédentes. Vous aurez plus facilement accès aux informations : les données ne seront plus envoyées aux serveurs de Google, l’analyse des sites que vous consulterez se fera plutôt localement, sur votre ordinateur ou votre téléphone. Vous pourrez aussi désactiver le suivi publicitaire par Topics API, ou même enlever un sujet précis de votre profil, pour ne plus recevoir d’annonces de cartes de crédit si vous avez de la difficulté à gérer vos finances personnelles, par exemple.
Notons que Topics API est la seconde solution proposée par Google pour remplacer les témoins publicitaires. La première, FLoC, avait été mal accueillie l’année dernière, puisqu’elle permettait trop facilement le suivi des utilisateurs. Avec sa nouvelle approche, Google abandonne officiellement FLoC.
Mieux que FLoC et les cookies (ça dépend pour qui)
Au moment d’écrire ces lignes, peu d’organismes de défense des droits s’étaient officiellement prononcés sur Topics API. Dans une entrevue avec le site spécialisé The Verge, l’EFF a notamment affirmé que le concept représentait une amélioration considérable par rapport à FLoC, mais être « moins épeurant que FLoC ne veut pas forcément dire que c’est bon ». L’organisme n’a toutefois toujours pas publié d’analyse approfondie de cette technologie pour l’instant.
Du côté de Brave, navigateur concurrent de Chrome qui fait de sa gestion de la vie privée sa marque de commerce, le directeur Peter Snyder a soutenu dans un billet de blogue que les améliorations apportées par Topics étaient mineures en ce qui a trait au respect de la vie privée, et qu’un navigateur ne devrait tout simplement pas communiquer les intérêts des utilisateurs à des annonceurs.
Le vice-président de Google responsable de Chrome, Hiroshi Lockheimer, a reconnu sur Twitter que certains préféreraient que les publicités ciblées n’existent carrément pas, mais qu’une telle option n’est pas réaliste, selon l’entreprise. « Plusieurs sociétés (et pas seulement Google !) dépendent des publicitaires pour survivre afin que nous — les consommateurs — puissions profiter d’Internet », explique-t-il.
Avec Topics API, Google remplace une technologie ouverte — les fichiers témoins tiers peuvent être utilisés par n’importe qui, y compris les concurrents comme Amazon et Meta — par une technologie dont elle est propriétaire.
Topics API inquiète également des annonceurs, mais pour des raisons différentes. « En diminuant le suivi, [la solution de Google] pourrait être moins utile aux publicitaires », résume le magazine AdWeek, qui s’intéresse à l’industrie de la publicité.
Est-ce que Topics va être aussi efficace que la solution actuelle ? « Cela reste à démontrer », estime pour sa part Jean-François Renaud, de l’agence Adviso. « D’un côté, les annonceurs risquent de pouvoir atteindre un plus petit volume de consommateurs, mais de l’autre, puisqu’il y aura moins de sujets, peut-être que ceux-ci seront plus pertinents. »
Pour Jean-François Renaud, une autre faiblesse est que Google remplace une technologie ouverte — les fichiers témoins tiers peuvent être utilisés par n’importe qui, y compris les concurrents comme Amazon et Meta — par une technologie dont elle est propriétaire, Topics API. L’entreprise retire ainsi un outil du coffre de ses concurrents et le remplace par une solution dont elle seule pourra profiter. Un regroupement médiatique allemand a d’ailleurs sommé l’Union européenne, lundi, de tenter d’empêcher Google d’aller de l’avant avec le retrait des fichiers témoins tiers, puisque cela nuirait au modèle d’affaires de ses membres.
Google marche sur une corde raide en abandonnant les fichiers témoins publicitaires et en tuant dans l’œuf son projet FLoC. L’entreprise doit à la fois protéger ses revenus, respecter la vie privée des utilisateurs de Chrome et demeurer efficace pour les annonceurs, ses véritables clients. Qu’aucun de ces trois groupes ne crie totalement victoire, ni ne rejette complètement la solution, est peut-être une indication qu’un certain équilibre a été atteint.