Il est 21 h. Le souper est terminé, les enfants sont couchés. Certains en profitent pour bouquiner, d’autres pour regarder la télé. Pour de nombreux travailleurs, c’est plutôt l’heure de ressortir l’ordinateur et de finir le travail de la journée.
« Nous appelons ça le phénomène du troisième pic », explique à L’actualité Javier Hernandez, chercheur principal dans la division Human Understanding and Empathy (compréhension de l’humain et empathie) de Microsoft Research.
Son équipe a récemment publié les résultats d’une étude, réalisée l’été dernier, sur les habitudes de télétravail de 50 employés de l’entreprise. À l’aide d’outils logiciels, les chercheurs ont pu savoir à quels moments les participants tapaient sur le clavier de leur ordinateur ou de leur téléphone, ce qui a permis d’avoir un portrait plus précis du travail le soir qu’avec de simples questionnaires.
Constatation : en plus des deux pics de productivité au travail déjà documentés, un avant et un après le lunch, 30 % des participants ont aussi un troisième pic, de 21 h à 23 h environ.
« Peut-être que ce phénomène existait avant la pandémie, nous ne le savons pas », souligne Mary Czerwinski, gestionnaire de recherche à Microsoft Research. Maintenant qu’il est connu, il est toutefois important de mieux le définir. Est-ce que ça se produit chez n’importe quel employé ou seulement chez les parents ? Est-ce le fruit d’une culture d’entreprise ? Voilà le genre de questions auxquelles les chercheurs espèrent répondre dans leurs futurs travaux.
Le droit de ne rien faire
Le droit à la déconnexion, principe selon lequel un employé devrait pouvoir ne pas consulter ses outils numériques professionnels hors des heures de travail, est un cheval de bataille du parti Québec solidaire. Or, dans le rapport final du Comité consultatif sur le droit à la déconnexion, publié par le gouvernement du Canada en février 2022, les parties concernées — syndicats, ONG et représentants des employeurs — s’entendaient surtout sur le fait que le comité manquait de données pour mener à bien son mandat. L’étude déjà publiée par Microsoft et celles que l’entreprise prévoit lancer pourraient contribuer à aider les intervenants à y voir plus clair.
Il faudrait notamment vérifier dans quelle mesure le « troisième pic » est un effet positif de la flexibilité offerte par le télétravail, ou au contraire un fardeau résultant d’un horaire trop chargé. Permet-il surtout d’aller s’entraîner l’après-midi… ou de venir à bout d’une trop grande quantité de travail ?
Le 9 à 5 a peut-être bien des défauts — pour ceux qui veulent passer plus de temps avec leurs enfants en fin de journée, par exemple —, mais le fait que le travail ait un début et une fin aide à séparer ses vies personnelle et professionnelle, et facilite la prise de repos après la journée de boulot.
« Il a été démontré que le repos est essentiel. Il a une incidence sur notre niveau d’exercice, sur la qualité de notre alimentation, sur notre productivité et sur notre créativité », explique Mary Czerwinski. Ne pas se reposer peut mener tout droit à l’épuisement professionnel, d’où l’importance d’en savoir plus sur les causes de ce troisième pic, et sur les autres effets qu’il a sur la vie personnelle des travailleurs.
Des stratégies à adopter pour vivre avec le troisième pic
Les gestionnaires dont les employés sont en télétravail ou en travail hybride n’ont pas besoin d’attendre les prochaines études pour prendre conscience du phénomène et s’ajuster. « Les gens ont différents styles de travail. Il faut s’y adapter, mais aussi s’assurer que ce sera soutenable à long terme », croit Javier Hernandez.
Les employés devraient par exemple pouvoir profiter des avantages du travail hybride et du télétravail, comme la flexibilité de l’horaire, mais les équipes devraient déterminer clairement quand une réponse à un message est attendue et quand elle ne l’est pas. Et tout cela devrait être écrit noir sur blanc, dans des ententes d’équipe.
« On a tous des cycles naturels où on est plus productifs à certains moments et désireux de se ressourcer à d’autres moments. Une entente d’équipe permet de planifier le travail autour de ces plages horaires », ajoute Mary Czerwinski. Dans son équipe, par exemple, aucune réunion n’est organisée après 14 h.
Différentes stratégies existent aussi pour ceux qui profitent du troisième pic (ou le subissent). Certains logiciels et services de courriel, comme Gmail et Outlook, permettent notamment de planifier l’envoi d’un message afin de tenir compte des horaires différents de ses collègues. « Quelqu’un peut vouloir envoyer un courriel à 23 h 30, mais le destinataire n’a peut-être pas besoin de le recevoir à ce moment-là », croit la chercheuse.
Chose certaine, la possibilité d’envoyer un message tard le soir devrait améliorer autant sa vie personnelle — grâce au temps libéré ailleurs dans la journée — que sa vie professionnelle. Sinon, le troisième pic est un pic de trop.