Un robot a illustré cet article

Photographie, illustration, design, animation : une nouvelle vague d’intelligences artificielles capables de créer des images risque de bouleverser plusieurs domaines artistiques.

Une peinture inspirée par Jean Paul Riopelle, générée par l’outil d’intelligence artificielle Midjourney. (Image : Maxime Johnson / Midjourney)

La peinture est dense et colorée. Les traits rapides sont gros, cachant tout le canevas à l’arrière. L’image sur mon écran d’ordinateur rappelle le courant automatiste. On dirait une œuvre de Jean Paul Riopelle à ses débuts, qui aurait été nouvellement découverte.

C’est moi qui ai « créé » ce tableau numérique. Non pas avec des pinceaux, mais avec Midjourney, un outil d’intelligence artificielle (IA) auquel j’ai demandé de concevoir « une peinture dans le style de Jean Paul Riopelle ». J’ai également fait des demandes à un autre outil semblable, DALL-E, comme « un robot qui peint devant un ordinateur dans un bureau » et « un chêne au bout de mon champ ». J’aurais aussi pu mettre ce chêne sur la lune ou réclamer qu’il soit tricoté en laine.

Ces exemples paraissent anodins, mais ils montrent la puissance d’une technologie qui pourrait perturber des arts comme l’illustration, la photographie et la conception publicitaire autant que l’ont fait des logiciels comme Photoshop lorsqu’ils sont apparus. Pour tous les professionnels du milieu de la création contactés par L’actualité, l’arrivée de l’IA génératrice d’art marque un point de rupture. « J’ai l’impression que l’avènement de l’art par intelligence artificielle est aussi important que l’invention de la photographie pour ce qui est de l’impact que ça risque d’avoir sur le monde artistique », résume le réalisateur et animateur graphique Francis Gélinas, qui a expérimenté Midjourney. 

Si des modèles d’intelligence artificielle ont pu traiter mes requêtes, c’est parce qu’ils ont été entraînés à l’aide de centaines de millions d’images téléchargées sur Internet accompagnées de leurs descriptions. « Le système ne copie et ne colle pas des bouts d’images trouvées. Il distille les concepts et les représente visuellement comme un humain le ferait », explique l’un des créateurs de DALL-E, Aditya Ramesh, de l’entreprise américaine OpenAI. DALL-E n’a jamais vu de chêne en laine. Mais il peut quand même en tricoter un.

Un outil d’intelligence artificielle a été utilisé pour créer cette illustration. (Image : Maxime Johnson / DALL-E)

Même si cette nouvelle génération d’algorithmes n’a que quelques mois, des artistes l’ont déjà intégrée à leur pratique. Le réalisateur Joe Penna (qui a notamment signé le film de science-fiction Le passager nº 4, lancé sur Netflix en 2021) a pour sa part utilisé DALL-E et Midjourney pour créer un monstre destiné à son prochain long métrage, qui en est à l’étape de l’idéation. « Ça m’a permis d’être plus efficace dans mes demandes aux artistes qui travaillent avec moi à l’élaboration du film », affirme-t-il. Le réalisateur considère que le recours à l’IA lui a fait gagner du temps et de l’argent, tout en l’aidant à mieux guider ses collaborateurs.

La technologie est encore imparfaite, cela dit. DALL-E, par exemple, ne produit que des images de 1 024 pixels sur 1 024 pixels, soit l’équivalent d’un carré de moins de 10 cm2 dans un magazine. « J’aimerais utiliser les créations dans mon travail final, mais si on me demande d’adapter une campagne pour un panneau publicitaire au bord de la route, je ne pourrai pas le faire », note le directeur artistique publicitaire torontois Adam Pickard, qui, d’ici à ce que les algorithmes s’améliorent, s’en sert surtout dans la conception de ses campagnes.

Le flou juridique qui subsiste autour de l’IA devra être clarifié.

Pour l’heure, le photographe français Mathieu Stern n’utilise l’IA que dans les réseaux sociaux, ou comme source d’inspiration avant une séance. S’il constate que la qualité des images de synthèse n’égale pas encore celle des véritables clichés, il croit que cela ne saurait tarder. « C’est la mort annoncée des sites de photos », prédit-il, évoquant les banques d’images génériques auxquelles on fait très largement appel dans le Web, comme iStock et Shutterstock. 

Sur Internet, des utilisateurs de DALL-E, de Midjourney et de Stable Diffusion (un autre générateur d’images) ont aussi montré comment l’intelligence artificielle pourrait être employée pour illustrer rapidement des jeux vidéos et imaginer de quoi auraient l’air certaines rues une fois piétonnisées. Qui sait ce qu’il sera possible de faire à mesure que cette technologie s’améliorera.

Le flou juridique qui subsiste autour de l’IA devra toutefois être clarifié. Midjourney garde un droit de reproduction perpétuel sur les créations de ses utilisateurs, qui en obtiennent pourtant la propriété intellectuelle. DALL-E, pour sa part, demeure propriétaire des œuvres et accorde une licence à l’utilisateur, qui peut inclure les images dans un film ou un magazine, par exemple. 

Mais une image réalisée par un outil d’intelligence artificielle, inspirée par de vrais artistes, peut-elle réellement être protégée ? Qu’arriverait-il si le prochain superhéros de Marvel était ainsi créé et qu’une tout autre entreprise tentait aussi de le porter à l’écran ? « Cela n’a pas été testé devant les tribunaux », note Maya Medeiros, avocate en propriété intellectuelle pour le cabinet Norton Rose Fulbright. Au Canada, la Loi sur le droit d’auteur est d’ailleurs en processus de révision, et il est attendu que cette mise à jour intègre les questions liées à l’IA, souligne-t-elle.

La génération d’art par intelligence artificielle soulève aussi certains enjeux éthiques, comme la possibilité de créer de fausses nouvelles ou la reproduction des biais qui se retrouvent dans les données qui ont été utilisées pour entraîner les modèles. Par exemple, avec Midjourney, la requête « PDG » génère presque toujours des hommes blancs.

Les entreprises derrière ces outils semblent se préoccuper de ces problèmes. DALL-E 2, lancé plus tôt cette année, a entre autres été programmé pour être une version plus représentative de la société, et son usage est encadré de près. 

Pour conserver leur licence, les utilisateurs doivent faire preuve de transparence en spécifiant que leurs images ont été produites grâce à l’IA. « Nous avons aussi inclus des fonctions pour que le système ne reproduise pas par erreur des images existantes », précise Aditya Ramesh.

« On voit qu’ils ont sérieusement réfléchi aux questions éthiques », analyse Martin Gibert, philosophe et chercheur à l’Université de Montréal en éthique de l’IA et des données massives, en parlant du développement de DALL-E. Les entreprises utilisant l’IA ont souvent été montrées du doigt ces dernières années, mais des apprentissages semblent avoir été faits depuis. 

Un autre point important demeure : l’incidence de l’IA sur le travail des artistes. 

Tous ceux avec qui j’ai discuté pour cet article étaient à la fois très enthousiastes au sujet de cette technologie — j’ai d’ailleurs moi-même trouvé grisant de voir un concept que j’avais inventé se matérialiser en quelques secondes devant mes yeux — et certains que des emplois allaient être touchés.

« Je crois que ce sont les artistes conceptuels qui vont en subir le coup en premier », estime Joe Penna, en pensant aux illustrateurs qui l’aident à imaginer l’univers visuel de ses films. Il y aura toujours une place pour ces artistes, mais à environ 40 dollars par mois pour une quantité illimitée de créations avec Midjourney, ou à un coût d’à peine 17 sous pour chaque génération de quatre images avec DALL-E, l’avantage de la technologie à mesure qu’elle se perfectionnera risque d’être de taille, surtout par rapport au temps et à l’argent. De son côté, Mathieu Stern croit que les photographes, notamment, devront s’adapter à cette réalité, en apprenant à maîtriser ces outils mieux que quiconque. 

Cette nouvelle génération d’IA annonce une démocratisation de la création artistique, mais les professionnels pourront tout de même encore se démarquer, et parfois améliorer leur propre art. D’autres, cependant, en pâtiront. Ce texte s’intitule « Un robot a illustré cet article ». Mais il aurait aussi bien pu s’appeler « Personne n’a été payé pour illustrer cet article ».

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Voilà un belle prouesse technique que je peux apprécier comme praticien de l’IA. Mais… Suis-je le seul à voir un problème d’éthique quand un modèle d’IA, qui remplacera à une échelle industrielle des artistes et leurs moyens de subsistance, utilise pour s’entraîner des œuvres d’artistes collectées sur Internet sans leur autorisation et sans contrepartie financière.

Cela dit, je n’ai aucun problème avec les projets restreints à des fins scientifiques. Ce n’est pas parce quelque chose est techniquement faisable qu’elle est souhaitable et qu’il faille nécessairement la réaliser.

Comme il est impossible de revenir en arrière, ou « désinventer » une technologie existante, la solution devrait venir du débat démocratique puis de la mise en place de règlements et de lois pour contrôler les abus, incluant des traités internationaux. Cela dit, la création de lois devrait être plus rapide et plus réactive pour s’accorder au rythme de la technologie.

Scientifiquement vôtre

Claude COULOMBE
Ph. D. – consultant en IA appliquée