Pour un journaliste techno, le Consumer Electronics Show (CES) est l’équivalent des élections pour un journaliste politique, ou des séries éliminatoires pour un mordu de hockey. Le salon dicte les tendances de l’année, il permet à de jeunes pousses de se faire connaître et met en contact des entreprises de toutes les tailles. C’est là qu’ont été dévoilés des produits comme les premiers lecteurs de vidéocassettes, les disques compacts, la radio par satellite, la console de jeux vidéos Xbox, les télés HD et beaucoup plus.
Il faut avoir vécu le CES pour saisir sa démesure. En 2019, pas moins de 182 000 personnes (et 4 400 exposants) ont assisté à l’événement, qui se déroule principalement au Centre des congrès de Las Vegas, mais qui déborde aussi dans à peu près tous les hôtels majeurs de la ville. C’est l’occasion de discuter avec ceux qui conçoivent les produits que l’on retrouvera sur les tablettes les mois suivants, de rencontrer ses collègues et de toujours comprendre un peu mieux les rouages de l’industrie.
Couvrir le CES — ce que j’ai fait sans interruption pendant presque 15 ans — veut dire se réveiller à 6 h, passer la journée à enfiler conférences, kiosques, rendez-vous et présentations en soirée, et souvent terminer la rédaction de ses articles à 2 h du matin dans sa chambre d’hôtel.
Certains détestent le CES. Moi, j’adore ça. En tant qu’amateur de gadgets, on s’y sent comme un enfant dans un magasin de jouets. J’ai essayé au fil des ans des exosquelettes pour soulever des objets lourds, je me suis fait conduire dans la ville par des voitures autonomes, j’ai assisté à des lancements mémorables (notamment celui du téléphone Palm Pre, qui devait signer la mort de l’iPhone) et vu des prototypes d’écrans, derrière des portes closes, qui n’allaient être commercialisés que plusieurs années plus tard. Au CES, on a parfois l’impression d’être quelques années pas dans l’avenir.
Un CES différent
Malheureusement, l’édition numérique de cette année, qui commence officiellement mardi, n’a aucun lien avec le véritable salon. La plateforme mise en ligne par la Consumer Technology Association, l’organisation qui produit le CES, est efficace pour reproduire l’expérience des conférences et des kiosques, et il y a même des avantages, comme le fait d’économiser 2 500 $ en billets d’avion, taxis et nuitées à l’hôtel (un établissement respectable à 100 $ la nuit peut coûter 10 fois plus cher pendant le CES, mais je suis très à l’aise dans les endroits défraîchis). Les réductions d’émissions de CO2 doivent aussi être considérables.

Mais se faire dire qu’une nouvelle télé offre des noirs superbes ou la voir en personne, ce n’est pas la même chose. Sur place, on fait aussi des rencontres impromptues. En attendant une navette au CES 2020, j’avais par exemple croisé Ernest Yale, PDG et fondateur de l’entreprise québécoise Triotech, qui conçoit depuis 20 ans des expériences interactives pour des parcs d’attractions dans plus de 65 pays.
J’ai appelé ce fidèle du CES pour avoir son avis sur cette édition numérique. Lui non plus n’est pas très convaincu. Yale arpente habituellement les salons de l’électronique à la recherche de nouvelles technologies pouvant être implémentées dans ses attractions. Un capteur de mouvements découvert par hasard dans un kiosque il y a quelques années s’est ainsi retrouvé un peu plus tard dans un manège de l’entreprise vendu aux parcs Legoland.
« Souvent, le Consumer Electronics Show est aussi l’occasion de faire un contact humain. Cette première rencontre te dit si tu vas être capable de travailler à long terme avec ces gens-là. Une vidéoconférence, ce n’est pas la même chose », ajoute le concepteur. Deux collègues et lui consacrent généralement plusieurs jours par an au CES. Cette année, ce ne sera que quelques heures ici et là.
Un salon virtuel est d’ailleurs à l’avantage des gros acteurs, selon Ernest Yale, et nuit aux jeunes pousses. « Si Sony lance un nouveau capteur à 2 000 $, elle peut me l’envoyer pour que je l’essaie. Ce n’est pas un problème pour elle. Mais une petite entreprise n’a souvent qu’un ou deux prototypes seulement, elle ne peut pas les poster à ses clients potentiels partout sur la planète. Ça va nuire à l’innovation », observe-t-il.
Le contraste entre les petites et les grandes entreprises au salon est d’ailleurs frappant. En plus de son kiosque virtuel et de sa conférence de presse officielle, Samsung a mis en ligne la semaine dernière la présentation de ses nouvelles télés, et elle avait organisé plusieurs événements sous embargo dans les semaines précédentes. Les jeunes pousses, elles, espèrent que leur courriel sera assez original pour se démarquer des 150 autres reçus dans la même journée.
« On essaie de faire en sorte que notre salon virtuel soit le même qu’en personne », confirme pour sa part Colin McIsaac, directeur général du fabricant d’ordinateurs Lenovo pour le Canada. Son horaire pour la semaine est d’ailleurs aussi chargé qu’à l’habitude, avec des rencontres avec les détaillants canadiens, les médias et les partenaires d’affaires. « On a même prévu des activités pour le soir », note-t-il.
Quel avenir pour les salons en ligne ?
En mars dernier, le site spécialisé ZDNet affirmait que le coronavirus marquerait la fin des salons technologiques. « Les salons technos, les lancements de produits et l’enseignement des technologies deviendront virtuels, la pandémie de coronavirus va changer la nature de ces événements de façon permanente », soutenait à l’époque le journaliste Bill Detwiler.
Après avoir assisté à une dizaine de salons en ligne depuis mars, force est de constater que l’annonce de la mort des événements technologiques a probablement été précipitée. L’attention partagée entre son écran et ses tâches quotidiennes, l’absence de contacts et l’impossibilité d’essayer les choses soi-même limitent l’intérêt des éditions virtuelles.
En novembre dernier, la China International Import Expo avait d’ailleurs pris la décision de tenir son événement annuel en personne, attirant même plus de multinationales que d’ordinaire.
Il y aura certainement une place pour les salons technos en ligne ou hybrides après la pandémie. Mais le CES en demi-teinte de cette semaine confirme que la mort de ceux en personne a grandement été exagérée.